Une nouvelle agora
Vers Madrid montre que si le discours et l’action des Indignados n’ont pas sonné le glas du bipartisme en Espagne, l’organisation collective, horizontale et transparente voulue par les actrices et acteurs du 15M a cependant impulsé la création d’assemblées populaires dans des quartiers de la capitale. Longues discussions publiques, rotation des organisateurs et de modérateurs des débats, nombreux tours de paroles, propositions adoptées par consensus. Dans ces assemblées locales, les Indignados tentent de créer cette «démocratie directe» qu’ils appelaient de leurs vœux sur la Puerta del Sol.
Joint au téléphone, le réalisateur français Sylvain George explique une approche filmique construite en trois temps : «Mai 2011 marque l’émergence d’un processus démocratique, d’une parole de personnes n’ayant pas la possibilité de l’exposer, notamment dans les médias. Donc apparition de ce processus que personne n’attendait. Un an plus tard, c’est l’anniversaire de ce processus avec des milliers de manifestants dans les rues. Ce moment dévoile la réception et les enjeux s’inscrivant dans le temps et mis en branle initialement sur cette place et dans les quartiers. Ce second temps marque plus clairement le caractère répressif de l’Etat avec le vote de lois d’exception de façon à limiter la portée du 15M et sa présence de manière pérenne dans l’espace public. Septembre 2012 épouse un nouveau déploiement de cette répression policière qui outre le fait de déloger sans ménagement les gens d’une Place, perturbe le processus indigné de l’intérieur en infiltrant des policiers en civil pour semer le trouble, déstabiliser et décrédibiliser cette protestation citoyenne et organisation démocratique en assemblées.»
L’ombre tutélaire de Lorca
Le défi pour le cinéaste a été de suivre «une situation sans réel recul historique et la présentation de différentes dimensions de cette organisation horizontale des Indignados de la façon la plus juste possible». D’où l’idée de travailler un film qui se déploie en trois mouvements appelés «Romancero». Ce terme réfère au recueil de dix-huit poèmes de Federico Garcia Lorca, Romancero gitano (1928). Il est considéré comme une œuvre majeure de la littérature espagnole au siècle dernier et a valu la célébrité à son auteur. C’est un ensemble de courts poèmes nommés romances tirés des chansons de gestes en langue castillane. Ils dont flores à partir du 14e siècle et sont transmis par la tradition orale jusqu’au 19e siècle.
Lorca y mêle le langage narratif et le lyrisme, sans qu’aucun n’ait sa qualité diminuée. Le poète reprend ainsi la tradition du romancero. L’homme assassiné par les Franquistes en 1936 à La Grenade allie poésie savante et populaire, célèbre la culture andalouse et gitane. Ce sont des histoires qui débutent en plaçant le lecteur ou le spectateur sans beaucoup de préalables au milieu de l’action et qui se terminent par une fin inachevée, des descriptions, un narrateur et des dialogues au style direct entre les personnages. Tant dans la construction qu’au cœur des ambiances nocturnes sous la lune, de rues ici désertes, là scandées par les SDF, on retrouve l’écho de l’un des poèmes de Lorca qui vaut pour les Indignados et leur réception par une part conservatrice de la société espagnole et une majorité des médias du pays les comparant alors à des «punks à chiens» : «Là où ils passent ils disposent/Des silences de gomme obscure/Et tant de peurs de sable fin./Ils passent s’ils veulent passer/Puis dans leur tête dissimulent /une imprécise astronomie/De pistolets immatériels.». Les souvenirs de la guerre d’Espagne et de la résistance des Républicains ne sont pas loin, comme l’évoque aussi l’une de ces nombreuses petites affiches personnelles épinglées à la sortie du métro Puerta del Sol : «Grand-père, on le fait pour toi !».