Obscur, maltraité, sculptural ou perdu,

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“The Pyre”, Gisèle Vienne. © Maarten Vanden Abeele.

Le corps d’expérience d’Anja Rottgerkamp dans The Pyre de Gisèle Vienne.

Par sa grâce tordue, tour à tour dilatée, repliée, contractée dans ses lignes de corps l’impressionnante danseuse allemande de The Pyre, Anja Rottgerkamp, aussi vue chez Marco Berrettini (Sorry, do the tour, New mouvements for old bodies, NoParaderan), marque durablement. Elle met au jour un affect douloureux et pathétique d’un être qui se délite, un état d’âme qui irradie jusqu’au regard porté sur les choses et rend la scène de la rencontre avec son incertain fils moins incestueuse que sacrificielle, son corps s’effondrant strate par strate après avoir serré l’enfant contre elle.

La jeune femme avance lentement au fil d’un vortex-tunnel traversé de vibrations et flash lumineux. En fond, l’édifice est complété par une immense baie vitrée contre laquelle elle vient se ficher comme dans les One Minute Sculptures de l’artiste autrichien Erwin Wurm. Voire figurant un bodymade de papillon maternel à la dérive surligné, de manière fantomale, par une rangée de quatre lignes de blancs néons superposés. Car sa vie, comme on le découvre dans le récit de Denis Copper, The Pyre, est celle d’une souffrance limite, et en creux, le portrait d’une mère que la douleur conduit à la fois à une déshumanisation et à une extrême solitude, qui lui fait peut-être toucher le cœur secret de toute chose. Sur le plateau, on dirait qu’Anja Röttgerkamp songe à disparaître de la maladie de Niobé, cette pathologie où le corps se transforme en pierre.

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“ThePyre”, Gisèle Vienne. © Maarten Vanden Abeele.

Dans The Pyre signé Cooper, rien ne semble venir entamer la violence muette où elle sombre. Sur le plateau, la danseuse, elle, a parfaitement intégré dans son ADN mouvementiste, sa gestuelle, une pratique notamment à vertu thérapeutique qu’elle exerce depuis des lustres, la facsiathérapie. Les fascias (“fascia” en latin signifie bande, tissu) sont de fines membranes qui entourent les muscles, les os, les viscères, le cerveau, la moelle épinière, les ligaments, et les relient entre eux comme une toile d’araignée. Elastiques, ils maintiennent les organes et amortissent les chocs. C’est ce recouvrement que donne littéralement à voir Anja Röttgerkamp cet espace du dedans, ce que la facsiathérapie fait à l’intérieur se laisse percevoir à l’extérieur comme au cœur de ce que promettait une publicité consacrée au yoghourt bifidus.

Au cœur d’un boyau obscur qui se donne à voir comme une grande centrifugeuse visuelle et sonore (partition par nappes calmes puis anxiogènes avec utilisation d’infrabasses) battant une poussière élémentaire, cosmique, Anja Röttgerkamp joue de la polyphonie de son corps. En s’inspirant parfois d’une démarche et signature corporelle recroquevillée de morte-vivante ou zombie, l’interprète plonge ainsi nombre des figures qu’elle traverse dans un régime d’indistinction. Sa douleur durassienne et junkie faite corps est saisissante d’ambigüité et de profondeur, d’une rare maîtrise formelle, d’une rare maturité. Elle arrive à conduire un dialogue corporel, une dispute anatomique entre l’animé fébrile, à la fois mécanique et charnellement en transe, et le minéral tendu ou relâché de ses poses sculpturales qui a force de répétitions sonnent comme autant de coups de couteau.

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“The Pyre”, Gisèle Vienne. © Maarten Vanden Abeele.

 

Primitif et futuriste

Ultra moderne par son décor de vaisseau spatial contrastant en style Vasarely, contrastant le noir spatial et le blanc du costplay d’Anja Röttgerkamp à la fois archaïque et rétrofuturiste. The Pyre fait remonter des puissances auxquelles peu d’artistes croient encore. Ces puissances, le critique de cinéma Jean Epstein en fait la description dans son Cinéma du diable. Il écrit en 1947 déjà, donnant à The Pyre l’un de ses parcours envisageables : « Ainsi devient évident le caractère arbitraire et relatif des frontières, par lesquelles nos classifications ont voulu segmenter la continuité des formes, compartimenter l’unité de la nature. Ainsi, de proche en proche, s’effritent les cloisons étanches établies entre l’inerte et le vivant, le mécanique et l’organique, la matière et l’esprit, le corps et l’âme, l’instinct et l’intelligence. Toute forme n’est qu’un moment d’équilibre dans le jeu des rythmes dont le mouvement constitue partout toutes les formes, toute la vie. »

Aussi lumineusement fêlée que le prélude du wagnérien Lohengrin, passant de l’informe à la forme et inversement, de l’ordre au chaos, Anja Röttgerkamp sait demeurer, un temps seulement, étirée, creusant son dos, étendant sa croupe comme le ferait un animal à la parade amoureuse. Lentement, elle part d’une position marquée par de très forts appuis au sol concentrée et étendue telle une araignée ou un étrange insecte pétrifié dont la surface noire laquée noire du sol prolonge le dessin. Elle s’élève maintenant, strate par strate. Son mouvement incessant de la tête fait alors de sa chevelure recouvrant son visage une surface agitée floutant l’espace alentours.

Cette anatomie marque l’origine d’une tragédie malade, un cérémonial où sa danse sacrale et le rituel incantatoire sont vite contredits pas des « bugs », sorte de fatrasie corporelle, de micro gestes mécaniques trahissant le dérèglement. Voici un programme de surnaturelle beauté hellénique qui réconcilie, le temps de plusieurs stases étendant le corps aux limites, repassant les gestes d’icones de la peinture religieuse, jusqu’à son costume renvoyant à la fois aux clips d’une Madonna fitness vintage et à la séduction malade de Sharon Stone pour Basic Instinct. L’ensemble n’exclut naturellement pas du surhumain ou du non humain, l’humain trop humain, écartelé, crucifié entre plusieurs incarnations. The Pyre signe une création aux tonalités intimistes, grandioses et lézardées. Ainsi cette arche que forme maintenant le corps de la danseuse rappelle un épisode d’une autre création frayant avec l’univers des contes et celui de l’enfantin, Kindertotenlieder.

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