Lionel Chiuch, “A propos de la Nouvelle Comédie”

Projet FRES architectes > Laurent Gravier + Sara Martín Cámara

Opinions: Lionel Chiuch

« Le théâtre doit chercher sans cesse à demeurer ce lieu où s’aiguise notre conscience de vivre, afin qu’elle rayonne sur notre action dans le monde en y mettant du sens »

Une « nouvelle » comédie ?
Ou – comment dire ? – un théâtre.
Là encore, c’est insuffisant. La porte se referme sur elle-même. Il est question de salles, également. D’espaces dévolus à la création. D’arts vivants. D’arts de la scène. Et donc – on y revient – de théâtre, mais aussi de danse, de musique, de performance, etc.
Sans oublier qu’il s’agit avant tout d’une institution, laquelle privilégiera un rapport ambigu aux objets qu’elle valide, toujours en équilibre entre la culture (qui rassemble) et l’art (qui divise).

La première interrogation, qui relève du bon sens, est : comment imaginer ce lieu alors même que toute notion de durée – et de continuité – se dérobe ? Comment envisager ce théâtre dans un avenir précis alors que l’avenir lui-même, face à la profusion des hypothèses et à leur volatilité, est sans cesse remis en question ? Ce qui revient à se demander : comment la Nouvelle Comédie a-t-elle été pensée ? Depuis où ? Dans quelles perspectives ?
S’agit-il de la lester du passé de l’« ancienne » Comédie, laquelle a sa propre histoire qui est celle du siècle écoulé ? Ou d’inventer, avec les audaces que cela nécessite ?

Ou encore de rêver ?

S’il est question de rêve, c’est parce que le rêve s’oppose à la « marchandisation », qui n’est qu’une déviation (aliénation) du désir. Dans une époque où un spectacle est devenu un produit et les pensionnaires des EMS des clients, ce n’est pas anodin.

La « possibilité » d’une Nouvelle Comédie suscite quelques réflexions. Lors de la séance, où nous fûmes conviés Frédéric Polier et moi, quelqu’un s’est inquiété que cette nouvelle salle puisse être perçue comme un « gros machin ». Un emballage qui ne recouvrirait qu’une idée, « une idée qui fait son chemin » aurait ajouté Léo Ferré. Où en est-on, oui, de cette idée ? A quelle étape du chemin ?

Ce qui caractérise Genève c’est qu’elle n’a pas de centre. De fait, le centre est partout, c’est-à-dire nulle part. Son théâtre, qui bénéficie pourtant d’une chronologie rigoureuse, lui ressemble. Il est multiple, morcelé, dispersé même. Il faut pourtant bien qu’il soit « quelque part », mais c’est alors par intermittence.
Cette fragmentation, qui s’est développé conjointement à une politique de saupoudrage, s’est souvent imposée – et là je vais faire grincer des dents – au détriment d’une certaine exigence. A tort ou à raison, on a parfois privilégié l’artisanat sur l’art, la bonne idée sur la réflexion. En même temps, c’est ainsi qu’a pu se constituer un riche vivier, qui avait pour lui la jeunesse et l’audace (le piège du savoir-faire, c’est qu’en peaufinant ses standards de qualité, il se trouve à créer une norme. Et le recours à la norme est une condition essentielle de la médiocrité). Ensuite seulement sont venues les carrières (pas pour tous), les renoncements, les rentes et peut-être aussi l’épuisement d’un certain idéal. Pour certains, la scène était une passion : elle est devenue un métier. Pendant ce temps-là, l’ESAD fermait ses portes, les enjeux se déplaçaient vers Lausanne tout en se lestant d’une approche plus rationnelle et plus économique.

Au morcellement, le théâtre genevois a substitué une sorte de république des chapelles, lesquelles sont circonscrites non seulement à des espaces mais aussi à des pratiques. D’où les polémiques à chaque nomination, les guerres de couloirs, les antagonismes dissimulés ou pas.
Face à ce constat, réitéré lors des dernières rencontres théâtrales, on se dit que ce dont a besoin en premier lieu la Nouvelle Comédie, c’est d’une fraternité. Un désir partagé. Moins pour remplacer les chapelles par une Eglise que pour pratiquer un oecuménisme fécond. La fraternité n’empêche pas le débat (même le plus virulent) : elle évite simplement qu’il soit stérile. Le reste est une question de tempéraments…

Ensuite, donc, il y faut de l’exigence. Est-ce un synonyme de « professionnalisme » ? Oui, si l’artistique prédomine. Non, si l’on cède au discours et donc aux fadaises d’une société qui place le marché comme horizon indépassable. On a beau la chasser par la porte, la notion de rentabilité revient toujours par une fenêtre ou une autre. Là, j’ai envie de reprendre ces quelques mots d’Aurélie Filippetti, Ministre française de la culture : « Le spectacle vivant, par sa nature même, résiste plus que d’autres expressions à la marchandisation et, par son caractère non-reproductible, il constitue une résistance au grégarisme, au conformisme, aux stéréotypes. Il y a dans le meilleur de ce qu’il produit une irrévérence non négociable essentielle à toute société ».

Donc, oui, l’exigence, mais avec la résistance et l’irrévérence. Sinon, autant ouvrir un autre Théâtre du Léman et confier le tout au privé. Le vrai problème aujourd’hui, mais ce n’est peut-être pas le lieu pour l’aborder, c’est qu’il existe un conformisme de l’irrévérence. C’est à cela aussi qu’il faut résister.

L’idée d’une troupe à demeure a été évoquée. C’est une bonne idée, mais alors il faut que cette troupe reste ouverte, qu’elle ne se referme pas sur elle-même, qu’elle se nourrisse sans cesse d’éléments extérieurs – et qu’elle voyage. Il faudra également déterminer comment la constituer et, surtout, quel en sera le chef d’orchestre.

Concernant le rapport au public, il y a là un défi sans cesse renouvelé. Du public on est passé aux publics pour, en fin de compte, retomber sur les pieds du spectateur. Dans un monde de plus en plus individualiste (au point que l’on prône désormais un individualisme de gauche), comment ne pas entrevoir la difficulté qu’il y a à rassembler autour d’une proposition artistique ? Evidemment, on a inventé les médiateurs, mais n’est-ce pas déjà un aveu d’échec ? Le vocabulaire de certains, qui n’est pas sans rappeler celui du marketing, inciterait n’importe quel individu de bonne volonté à fuir loin des théâtres.
Par ailleurs, la constante de l’offre théâtrale conduit à interroger la constance de son public : qui donc, en cette ère de la dramatisation généralisée, continue d’aller au théâtre ? Sans même conduire une étude sociologique sur le sujet, on s’aperçoit qu’une bonne part du public est composé d’individus appartenant au milieu théâtral : praticiens, étudiants et enseignants des écoles de théâtre, etc. A cette « clientèle » d’initiés – ce « pibluc », comme l’appelait André Steiger – s’ajoutent les curieux occasionnels, les branchés du milieu culturel, ainsi que les élèves contraints par leurs professeurs d’aller assister à des oeuvres théâtrales. Le problème le plus préoccupant n’est pas là : il est dans le fait que l’on puisse se satisfaire de la situation.

Le désir dont il est question plus haut, il importe donc de le communiquer également aux gens. Sans tomber dans la démagogie et sans recourir aux armes toujours banalisantes – et prévisibles – de la « com’ ». Voilà une autre facette du défi. Qui nous amène à la question suivante : comment parler de la Nouvelle Comédie ? Entre nous, dans la presse, dans la rue ? Voilà qui doit se déterminer dès maintenant, d’autant plus que les chausses-trappes ne manquent pas.

Je connais bien l’argument de mes connaissances qui ne vont jamais au théâtre : « Je n’ai pas le temps ». Dans une société de plus en plus chronophage, effectivement, il devient difficile de consacrer une soirée à un spectacle vivant. On peut se lamenter sur cet état de fait, avoir un sentiment de gâchis. On peut également se dire – et dire – que ce qui importe, c’est que le théâtre est précieux et que le temps qu’on lui consacre le devient à son tour. Il est précieux pour des raisons que nous n’avons pas besoin de développer en détail (voir la citation en entrée de texte) et qui ne relèvent pas du simple divertissement. Il est précieux parce qu’il peut apporter un supplément d’âme, à la condition que les artistes accordent justement ce supplément d’âme à leur travail. Qu’on leur fournisse alors un cadre qui facilite ce travail sans pourtant rendre confortable le lieu de son élaboration. En clair : il faut veiller au maintien des tensions qui président à l’acte artistique tout en facilitant sa réalisation. C’est, là aussi, une affaire d’homme (au sens large, bien évidemment).

Exigence, désir, fraternité. Voilà pour l’essentiel et pour ma modeste contribution. Il y aurait encore de nombreuses pistes de réflexions à développer, certaines plus concrètes. Mais, là encore, c’est une question de temps…

Lionel Chiuch

 

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