Le temps faible des “Revenants” face au mensonge social

“Les Revenants”. Des images et mémoires superposées. Photos Mario Del Curto.

Le directeur de la Schaubühne berlinoise, Thomas Ostermeier, crée en français Les Revenants signé Ibsen. De ce drame psychologique intime étouffant abordant l’inceste et une maladie vénérienne vue comme fléau au 19e s., la mise en scène suggère que le plus obscur est en même temps le plus pulsionnel et grotesque. Une posture qui peut dérouter, voire instiller une sensation de vertige nauséeux girant à vide, à l’image d’une tournette scénique omniprésente et lancinante.

 

Famille, je vous hais

Chef d’œuvre en matière de critique sociale, Les Revenants embrasse des thèmes variés : la vaine consolation de la religion, l’hypocrisie de la société bourgeoise, les maladies vénériennes, l’euthanasie. Influencée par certaine théories sur l’hérédité du 19e s, la pièce développe les retrouvailles difficiles entre Hélène Alving et son fils Osvald, atteint d’une syphilis, jamais nommée, qui lui viendrait de son père, selon les intuitions scientifiques erronées de l’époque. Le fils est néanmoins la réplique récalcitrante du père disparu. Il s’éprend de Régine (Mélodie Richard), servante de la maison et qui n’est autre que l’enfant que feu Monsieur Alving avait eu avec une domestique. L’expression les Revenants” réfère aux spectres du passé, souvenirs douloureux à enfouir et que l’intrigue fera éclater telles des bulles à la surface d’un lac. Ils désignent aussi préjugés que l’on conserve malgré soi, marques de l’éducation et de la société. Bien qu’une forme de révélation déchire le voile des ces idées préconçues, l’héroïne d’Ibsen est encore travaillée par ces préjugés.

Chez Ostermeier, l’entame a le cauchemar désuet d’un raccord regard de visages silencieux filmés en gros plans et projetés en des couleurs désaturées jaunes-sépias. D’où l’impression d’une version « clipée et low-fi » d’une séquence du film Les Communiants de Bergman. Et dont l’orée dit beaucoup en quelques plans mutiques de corps dans une Eglise. D’où qu’il vienne, le conflit existe aussi en famille chez Ibsen. Par la nature même de la famille, en tant qu’institution sociale, reproduction des catégories ou spirale infernale de la détestation et du non-dit. Toute la marque de fabrique du dramaturge danois est que ses pièces ne développent jamais jusqu’au bout, au sein du drame, la dimension du non-dit. Ce dernier est présent, toujours, mais explose, trouve sa fin dans la parole, et dans la violence de cette parole. La rupture et l’exil aussi, hors de soi ou de la maisonnée. Le texte est servi dans une vivifiante version française due au dramaturge Olivier Cadiot.

Au centre de l’oeuvre sans doute la mieux construite d’Ibsen, Hélène Alving, veuve du capitaine et chambellan du roi. Ce fortuné était un mari volage atteint de syphilis alors que la femme se trouvait sanctuarisée au foyer. Si elle a joué les épouses irréprochables, Hélène a aussi fui le foyer pour se réfugier dans les bras du pasteur Manders (François Loriquet) qui l’a rejetée ne vouant pas contrevenir à la morale face à une femme mariée. Aujourd’hui elle le combat, tout en jouant à « Je t’aime moi non plus » avec l’homme d’église qu’elle bisoute sur les  lèvres dans la version d’Ostermeier. Ibsen n’a-t-il pas avoué qu’en écrivant son drame, il ferraillait contre « la bande noire des théologiens » ? Notre Couguar couvre aussi de papouilles humides son fils Osvald (Eric Caravaca) comme crucifié contre une paroi avant de lui administrer la morphine alors qu’il craint que sa syphilis ne laisse paralysé, dénué tant de conscience que de mémoire. La mise en jeu dévoile ainsi la mère, buste dénudé, lui donnant probablement de dos le sein tout en reproduisant une scène de pietà. Croit-elle vraiment à son intelligence et ses révoltes velléitaires face à l’empire du mensonge social de l’ordre établi ?

Dans ce rôle titre, Valérie Dreville fait preuve d’un abattage étonnant ne se refusant aucune percée dans l’expressivité vaudevillesque rehaussant ainsi la partie satirique des Revenants. Coulée dans les lignes fluides de son costume ivoire saumon délavé qui la fait ressembler à une héroïne hitchcockienne, Valérie Dreville retrouve les accents mi désespérés mi cruellement amusés d’Edwige Feuiller dans La Visite de la vieille dame. Mais aussi les papillonnements de météo intime passant de l’horreur au désir, de la réflexion méditative à la poussée émotive irrépressible d’une Jacqueline Maillant. Sans taire ce jeu en paupière scellés rappelant la durassienne Delphine Seyrig au fil d’India Song. La puissance de surgissement parfois enjouée et enfantine de la comédienne fouette souvent l’attention. « Actrice de tous les possibles », selon l’heureux mot de l’historien du théâtre Georges Banu, la cinquantenaire évolue sur le fil d’un jeu d’une grande ductilité, et labialité changeante. Révélée par Vitez et Régy, Dreville reste fidèle au mot de la comédienne Maria Casarez qu’elle affectionne : « Je cherche encore ». Tragique héroïne, elle nous fait souffrir avec elle, comme Ibsen l’a voulu.

“Les Revenants”. Un quatuor de désirs inassouvis et de vies avortées.

 

Tournez manège des masques et de leur révélation

«  D’apparence calme et immobile (« ici c’est toujours aussi calme, les jours se suivent et se ressemblent », note Rebecca West au début de Rosmersholm), la maison ibsénienne renferme un air corrompu par d’anciennes et inexpugnables fautes et par des scandales d’autant plus pernicieux qu’ils ont été étouffés entre les quatre murs. Respirer l’atmosphère de la maison suffit à se charger de ces fautes, à endosser la culpabilité des scandales », explique l’homme de théâtre et universitaire français Jean-Pierre Sarrazac.

Souvent conflictuels, toujours complexes, les relations entre parents et enfants sont malmenées chez Ibsen. Qu’il s’agisse des liens du sang ou des liens du cœur, ils sont fréquemment source de violence, d’incompréhension, et mènent à une mort symbolique ou physique. L’image tout aussi violente que l’auteur donne du couple ne doit pas cacher que dans pratiquement toutes ses pièces, le lien filial et parental est à l’origine d’une lutte, d’un rapport de force ou d’une fin tragique.

« Les Revenants ». Le fils joue les pompiers pyromanes mettant à mal l’hypocrisie.

Un rapport de force que la scénographie très cinéma de la pièce va malheureusement diluer jusqu’à l’inconsistance. Maître dans l’art de transiter d’une espace à l’autre, que ce soit en le faisant surgir sur plusieurs plans  (Jonathan Brookman) ou par un rideau cascadant de perles métalliques (Hamlet), Thomas Ostermeier use et abuse de la convention brechtienne de la tournette tout en alignant les images d’eaux-fortes grisâtres avec vol de corbeaux, rappelant moins le travail du photographe nippon Masahisa Fukase qui leur consacra une œuvre majeure que les vidéos de la Suédoise Karin Dreijer Andersson, alias Fever Ray, dont la musique est parfaite pour un cauchemar paisible. Ici les corbeaux comme chez  Fukase ne sont plus le sujet de l’image projetée, mais rien d’autre que le reflet de la solitude des personnages sur laquelle le monde extérieur semble n’avoir aucune prise et qu’accomapgne un profond sentiment de déréliction. Comme à l’accoutumée, la bande son est hyper soignée, classieuse, mêlant électro pop atmosphérique à un lyrisme ointe du mystère de voix possiblement danoises et séraphiques.

Certes l’usage de la tournette recouverte de feutrine grise foncée comme le reste du plancher et les murs bas là où les corps se fichent, immobiles comme des chimères giacomettiennes devenues formes, tantôt progressent dans le sens de la marche ou maintenant à contre-courant, épouse parfaitement ces lignes d’Hélène Kuntz, enseignante en dramaturgie et esthétique théâtrale à la Sorbonne Nouvelle : « Le passé cesse de fonctionner à rebours de l’action. Les Revenants ne se déroulent plus selon « ce mouvement ininterrompu en un sens unique » qui caractérise selon Goethe, la forme dramatique. Ils mettent au contraire en œuvre une tension irrésolue entre « motifs progressants » et « motifs régressants » qui semble interdire toute conclusion à la pièce. »

Bertrand Tappolet.

Les Revenants. Théâtre de Vidy. Jusqu’au 29 mars 2013. Puis tournée en France. Rens. : www.vidy.ch

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