L’Amour à  mort

Monica Budde (Eléonore) dans Honour de Joanna Murray-Smith, mise en scène Geoffrey Dyson. Photo Eugene Dyson

Comment raconter l’histoire banale et tragique d’une femme abandonnée par son mari ? Comment restituer avec la bonne distance la douleur d’une perte, la virulence d’un manque, l’amour qui refuse de s’éteindre et la passion qui s’étiole ? Décrire l’incompréhension, l’incrédulité et la colère, la solitude finie d’une vie soudain privée de sens, tout en évitant les lieux communs de l’introspection douloureuse ?

Après tant d’autres, l’Australienne Joanna Murray-Smith relève le défi dans “Honour” (1996) mise en scène par Geoffrey Dyson. Adoubée par le public dans plus de cinquante pays, la pièce met en lumière cette fracture existante entre les sexes : différences d’attentes, divergences d’approches du réel et des autres, mélange de désirs inassouvis, de comportements et d’attitudes très différentes.

Entretien avec Geoffrey Dyson, par Bertrand Tappolet.

Quatre personnages et autant de points de vue pour ce huis clos en forme d’enquête et d’anamnèse qui doit beaucoup à  des devanciers tels Edward Albee, Harold Pinter ou David Lodge. Mais l’intrigue se singularise par son approche féminine et son refus de trancher en respectant le principe pirandellien de : “à€ chacun sa vérité”. Georges (Pierre Banderet) et Eléonore (Monica Budde) semblent avoir connu une vie conjugale heureuse et accomplie 32 années durant. Elle est un auteur à  succès, une poétesse flamboyante, qui n’a néanmoins plus rien publié depuis 1976, tant elle s’est voulue vestale au service de la carrière du conjoint. Lui est un éditorialiste célèbre. “Honour” s’ouvre par la comédie consentie du rassurant qui unit encore les deux époux avant la chute, dans l’évocation amusée d’une histoire préfigurant leur rupture à  venir. Une jeune journaliste ambitieuse d’une vingtaine d’années interviewe Georges, se livre à  un exercice d’admiration, subvertissant les sens du sexagénaire. Pour Claudia (Sibylle Blanc) devenue rivale “prédatrice”, le carnet d’adresses de l’éditorialiste, ses contacts, la font “aimer” sans doute tout autant que l’à“uvre et les traces que se doit de laisser, à  ses yeux, le mentor ambigu. Sophie, la fille du couple de 24 ans (Florence Minder), elle, est révoltée, blessée. Chacun se voit alors passer au scalpel de la question en forme d’introspection parfois inquisitoriale et qui ne fait pas toujours justice à  des archétypes voire des clichés. La quête d’identité amoureuse ou de sens à  donner à  une existence semble rapprocher les personnages tout en les confrontant.

Dur désir de durer
La scénographie pose une “conversation piece” sur fond de matérialité des mots. Le mobilier présent sur le plateau a la particularité d’être formé de couvertures de livres assemblées, signe que le commerce des mots et les références littéraires ne pourront nécessairement asseoir les vies ou les dire. Le tout posé sur un praticable ovale qui collecte les feuillets imprimés de vies écrites ou à  déchiffrer. « Il y a un sens de l’ellipse au détour de nombre de répliques, ce qui suscite chez le public tant une activité mentale qu’une excitante fébrilité, relève le metteur en scène et co-traducteur de la pièce Geoffrey Dyson. Comme spectateur, nous sommes constamment en train d’essayer de recoller les morceaux, car tous les personnages cherchent indéfiniment le bon et le juste mot, sans parvenir à  finir leurs phrases. Bien qu’intellectuels, ils se trouvent souvent dans l’incapacité soit de débuter ou de clore une réplique, puisque les idées se bousculent toujours dans leur tête. C’est cette espèce d’excitation mentale qui est passionnante ». Témoignage aussi qu’ici tout se créée dans et par le texte, c’est-à -dire avec les mots, contre eux, les suscitant, les bousculant, les refusant, pour produire ce sous-texte, ces correspondances secrètes, ce qui est tût, ce “centre obscur” dont parle Nathalie Sarraute et qui ne peut exister sans l’approximation et la “grossièreté” du langage si impropre à  capter l’ondoiement du psychisme humain, cette réalité complexe et “marécageuse”. Et Eléonore, la femme de lettres délaissée, de reconnaître que les béances du présent s’alimentent du passé, de ce qui a été.
Bertrand Tappolet
“Honour”. Jusqu’au 31 décembre Pulloff Théâtres, 10 rue de l’Industrie, Lausanne, 021 311 44 22 ;
le 11 janvier, Théâtre Benno Besson, Yverdon-les-Bains, 024 423 65 84;

le 19 janvier, CO2, Bulle 026 913 15 46

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