« Guerrières » au quotidien : l’écriture compréhensive et insurrectionnelle de Magali Mougel

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Magali Mougel.

Dans Guerrière ordinaires de Magali Mougel, trois femmes font face à autant de figures masculines qui leur font violence, Georg, le mari, Egon Framm le patron et enfin le père chasseur. Elles choisissent toutes les trois la violence de la mort pour se libérer. Elles sont conduites par une écrivaine qui dit «fonctionner, à un moment donné, en empathie pou essayer de les comprendre» avec les figures qu’elles convoquent. Et comment leur attitude mortifère et résistance désespérée voire absurde «les fait tenir», dépassant une vision de la féminité humiliée socialement, meurtrie, au cœur en lambeaux et à l’âme en charpie.

Guerrillères ordinaires au Poche/GVE Théâtre, Genève.

“Guerrières ordinaires”. Théâtre Le Poche Genève © Samuel Rubio.

Le texte d’ouverture, Lilith à l’Estuaire du Han, à en croire son auteure, est peut-être à lire pour soi «de façon solitaire, comme un petit théâtre dans son fauteuil selon l’expression chère à Alfred de Musset en s’interrogeant sur la place laissée au lecteur en terme d’invention avec cette capacité ou non de compléter. Mais aussi à l’acteur en inventant un espace qui échappe à a celui de la respiration quotidienne. Ou comment une respiration invente quelque chose d’un corps en mouvement placé dans un immédiat présent. Ce principe est introduit par Kleist dans sa poésie avec un système de ponctuation particulier : le tiret d’incise. Ou des phrases ne finissant ni par des points ni par des virgules, des vers s’arrêtant comme par suspension avec un tiret. Ce n’est pas un temps psychologique mais un arrêt net de la pensée qui peut nous avenir à tous. C’est la possibilité dans nos vie de faire surgir de l’inédit, de rependre là où l’on ne pensait pas le faire. Et accepter que nous n’avons pas la capacité à tout anticiper. C’est un endroit d’instabilité anxiogène et plein de possibles incroyables pour un comédien qui se doit d’être dans une extrême présence à ses partenaires, au présent du plateau où l’on réinvente collectivement une histoire».

Solitaires entre les maux

Au Poche, Guerrières ordinaires de Magali Mougel mis en scène par Anne Bisang, est programmé en alternance avec trois autres textes de dramaturges féminines (Marie Dilasser, Nadège Reveillon et Claudine Galea) dans le cadre de Grrrrls monologues. Ces écrits sont interprétés par les comédiennes Rebecca Balestra, Océane Court, Jeanne De Mont et Michèle Gurtner. Un geste créatif et artistique visant notamment à faire découvrir des écritures interrogeant «l’exercice de leur liberté dans nos sociétés encore soumises à des représentations stéréotypées, coercitives ou inhibantes», comme le relève le dramaturge de l’institution théâtrale genevoise, Guillaume Poix.

En filigrane des trois poèmes dramatiques signés Magali Mougel, se lit le constat cruel et rageur, vital et désespéré tenu par Virginia Woolf concernant la condition féminine : «Derrière nous s’étend le système patriarcal avec sa nullité, son amoralité, son hypocrisie, sa servilité. Devant nous s’étendent la vie publique, le système professionnel, avec leur passivité, leur jalousie, leur agressivité, leur cupidité. L’un se referme sur nous comme sur les esclaves d’un harem, l’autre nous oblige à tourner en rond… tourner tout autour de l’arbre sacré de la propriété. Un choix entre deux maux.» (Trois Guinées).

Dans ce mouvement visant notamment à démasquer les systèmes de représentation et d’identité sexuée et sociale ainsi qu’à déconstruire les mythes, remettre en cause l’archétype mensonger de la belle apparence et des certitudes toutes faites, Magali Mougel semble rejoindre, jusque dans une noire ironie pressée à froid, la lauréate du Prix Nobel de littérature en 2004, l’Autrichienne Elfriede Jelinek. La littérature en devient un acte de résistance et d’interrogation parfois dérangeante, voire insaisissable contre de nombreuses formes d’aliénation et use de la langue comme «une blessure qui ne guérit jamais», selon l’expression chère à Jelinek. On y retrouve quelques échos -d’Aveux et anathème de Cioran s’exprimant sur les femmes et leur histoire contrainte, une citation extraite: «Si je préfère les femmes aux hommes, c’est parce qu’elles ont sur eux l’avantage d’être plus déséquilibrées, donc plus compliquées, plus perspicaces et plus cyniques, sans compter cette supériorité mystérieuse que confère un esclavage millénaire.»

Guerrillères ordinaires au Poche/GVE Théâtre, Genève.

Photo du  spectacle “Guerrières ordinaires”, poèmes dramatiques de Magali Mougel. Photo Samuel Rubio. Sur la photo Jeanne De Mont.

Mémoire, oubli et fait divers mortifère

«Le silence met en commun l’oubli. Dans le regard des mourants, il y a la montée de leur propre oubli; dans les yeux des morts, il y a notre oubli», pose le poète et essayiste Bernard Noël (Le Livre de l’oubli). L’oubli n’est donc pas une perte mais une mémoire seconde. Ecrire représente l’action de jongler avec ces deux postulations. C’est sans doute pourquoi les écrits de Magali Mougel même s’ils recèlent un aspect  non figuratif  sont toujours étroitement liés au corps. Les textes se constituent des lignes juxtaposées d’un poème dramatique capables de construire pour lui des couvertures de survie mais aussi des couches de linceul et des lignes serpentines capables capable d’atteindre le tréfonds de la maison de l’être où le loger, lui et son crime en gésine. Elle ne veut pas d’une fenêtre sur le jardin : elle préfère rester dans l’opacité de sa vie solitaire, recluse et juxtaposant plusieurs niveaux de réalité. On sent planer sur cette désespérance à l’état pur, sans artifice ni concession lyrique, cinglante, le cinglant des premiers poèmes d’une Danielle Collobert engagée dans lutte algérienne pour l’indépendance: «La révolte/Projetée/Des spasmes/Des cratères/Succombait/A la lumière du vide.» (Chants des guerres).

Au détour de Lilith à l’estuaire du Han, le récit poétique croise le fait divers de l’affaire criminelle française dite Véronique Courjault, condamnée le 18 juin 2009, à huit ans d’emprisonnement pour trois infanticides puis mise en liberté conditionnelle en mai 2010 avec interdiction de communiquer avec la presse. Le fait divers n’est que l’Histoire en train de se faire selon le journaliste et patron de presse que fut Balzac avec la mythologie biblique et grecque par les figures de Lilith et Médée. De Flaubert, Stendhal ou Hugo à Duras, Genet, Bon, Jauffret et Mauvignier, innombrables sont les auteurs qui se sont inspirés des faits divers.

Ne touchent-ils pas à la métaphysique et aux grandes questions qui agitent l’humanité ? Les faits divers contribuent ainsi à notre jugement comme le remarque le journaliste Claude Sales, «les faits divers, en dépit de leur aspect futile et facilement extravagant, portent de préférence sur les problèmes majeurs, réputés fondamentaux, permanents et universels : la vie, la mort, la nature humaine et la destinée. Ce sont des anecdotes qui renvoient à l’essentiel.». Le philosophe Michel Foucault avance, lui, que «le fait divers est un échangeur entre le familier et le remarquable».

En ouverture des Guerrières ordinaires, on suit les tourments de Lilith (troublante Océanne Court sur le plateau du Poche) qui réside à Seroae en Corée du Sud. Parti d’un double infanticide réellement advenu au cœur du quartier français de Séoul, l’affaire Véronique Courjault, dont les deux cadavres de bébés furent retrouvés dans le congélateur familial et déboucha sur une mise en liberté conditionnelle pour la prévenue, la dramaturge française pose que Lilith voudrait bien que son époux n’ouvre pas la paroi de sa chambre aux secrets, lieu sanctuaire mémoriel et d’oubli mêlés. A l’instar de l’écrivaine française Danielle Collobert, voici une écriture d’une grande densité dans une langue astreinte au pur dépouillement. Elle harponne l’imaginaire dans un réel complexe et énigmatique, protéiforme et insaisissable, laissant derrière elle une traînée de malaise. Un univers venteux, dont le souffle travaille un mouvement de ressac voyant la phrase revenir à son point d’origine. Mais où rien ne respire, où couve toujours une menace qui est les autres. Lilith demande à son époux Georg, dont elle n’aime pas le sexe ressemblant à un bras d’enfant, de l’égorger alors qu’il démolit son «petit abri contre le monde», viole son intimité. On apprend dans son monologue qu’elle a tué ses enfants, ses «deux petits princes» avant de liquider par le feu son compagnon et la maison.

Guerrillères ordinaires au Poche/GVE Théâtre, Genève.

“Guerrières ordinaires”. Théâtre Le Poche Genève © Samuel Rubio.

Regard duel

Pour le second poème dramatique, La dernière battue, on retrouve le thème des romans de l’écrivaine française Violette Leduc qui a notamment témoigné avec une force peu commune d’amours entre femmes : la marginalisation souffrante d’une femme hypersensible, d’un être isolé qui se sent coupable et se croit rejetée par les autres.

Mais il y a surtout le regard, double, bifide que dépeint magnifiquement dans Meurtres, l’auteure française injustement oubliée, Danielle Collobert qui séduit tant Magali Mougel : «Celui qui regarde au dehors, pour voir hors de lui, ce qui se passe dans le monde, peut-être, ou à l’intérieur de lui-même, mais d’une manière hésitante, tellement imprécise, que lui-même, cet œil, ne sait plus s’il regarde dans le vide, dans l’air, dans l’autre, ou dans un paysage lointain, qu’il a fait naître, comme un souvenir, un décor voulu, choisi, une force élémentaire, qui pourrait être la toile de fond de sa vie.»

Bertrand Tappolet

Lire également : Magali Mougel ou écrire au-delà des rôles appris et imposés.

Publié dans littérature