Gottfried Honegger, une écologie visuelle

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Gottfried Honegger, Monoform 26, 1988; sculpture, la journée des tuiles, 500 x 500 cm. Commande publique dans le cadre du Bicentenaire de la Révolution, installée à Genoble.

Le peintre et sculpteur Gottfried Honegger est mort dimanche 17 janvier chez lui à Zurich à l’âge de 98 ans. Nous republions ici une interview de Gottfried Honegger, en avril 1989, réalisée par Jacques Magnol et Alain Macaire dans le cadre d’un dossier sur l’art construit pour la revue Canal.

En 1989, au moment où le siècle parvenait timidement à sa fin, il nous a semblé judicieux de marquer une pause sur un « courant » pictural et une philosophie, l’art constructif, qui ont exemplairement signifié une continuité en ce siècle. N’en déplaise à bon nombre de nos prédicateurs qui ne raisonnent qu’à coups de « ruptures » … L’occasion eut été belle de marquer aussi l’inscription de la permanence constructiviste, et constructive, dans le contexte politique de ce même pays que celui qui la suscita, à l’entrée du siècle, avant de se dépêcher de l’étouffer: l’URSS.
Nous aurions pu, encore, nous attacher à décrire la « prescience » et la « justesse » des hypothèses d’un Malevitch quant il prévoyait l’« immatérialité » (la « non-objectivité », écrivait-il) de nos représentations actuelles, largement vérifiées par les images composées et l’informatique.
Nous en sommes restés à une proximité de l’œuvre d’art, et du créateur, contemporains, comme points essentiels de sensibilisation. Ainsi qu’à certains acteurs qui ont pour responsabilité de gérer, diversement, cet héritage et cette conscience. Sont également apparus des collectionneurs dont la contribution à l’art constructif évalue et ré-active une signification particulière, picturale et extra-picturale: philosophique et sociale. Manqueront donc les cours du Louvre sur les origines ; les avalanches de refrains nostalgiques et les courants d’air hystériques qui ne savent vivre le monde qu’à la manière d’un enfermement dans ce qui a eu lieu. Ce dossier se livre volontairement dépouillé du passé pour cerner une pensée du présent.
Pensée de construction du présent, de formes, de structures, d’organisations. Surtout de formes mouvantes, croissantes. De formes animées, tendues, en équilibre. Formes tendues dans des champs de force interférants. Formes conscientes d’une gravitation. Des idées-formes dessinées, construites, projetées, architecturées. Recommencées. Des formes actives. (juin 1989)

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Gottfried Honegger : mur en céramiques pour l’usine de la Régie Renault. Cacia. Portugal. 1982. Longueur: 300m. A l’initiative de « recherches art et industrie ».

J. M. et A. M. : Toute une génération d’artistes de tendance constructiviste refait aujourd’hui surface avec, semble-t-il, un souci d’inscription historique et institutionnelle. Les fondations, généralistes ou personnelles à un artiste, se multiplient; les rétrospectives rythment une actualité d’expositions que ré-active aussi une jeune génération de « néo-géo » …
Comment vous, qui avez toujours tenu l’artiste à un haut niveau de conscience et de responsabilité, individuelle et sociale, voyez-vous tout cela?

Gottfried Honegger – Il faudrait en effet mettre un peu d’ordre. Les fondations, d’abord. J’ai créé la Fondation de Zürich, la Stiftung für konstruktive und konkrete kunst. Mais je crois que c’est un échec, car je ne suis pas directeur de musée, et des professionnels ont pris la relève. Or je ne suis pas d’accord avec eux. Mon idée était de donner une chance à des non-professionnels de faire des expositions, sans blabla esthétique, à condition qu’ils puissent expliquer les raisons de leurs choix. Nous avons besoin aujourd’hui que ce soient d’autres responsables de la vie sociale et culturelle que les conservateurs qui fassent des expositions. Il faut échapper à ce système individualiste et spécialisé qui détruit toute portée morale de l’art. Je voulais faire une sorte de parking d’œuvres en dépôt, intelligemment gérées pour montrer le noyau d’une œuvre, ou d’une collection, et aider les jeunes. C’est devenu un lieu de consécration qui sert à distribuer le label de cc constructiviste» aux pionniers et aux nouveaux! Je souhaitais aussi qu’elle soit exemplaire en montrant des collections; il y a ceux qui créent l’art, mais aussi ceux qui savent le collectionner avec cohérence, comme une vie, une création d’eux-mêmes dont il faut respecter l’identité et l’individualité.

Il y a aussi de l’ordre à mettre dans les idées pour montrer le but de l’art constructif – j’inclus l’art minimal et conceptuel – dans la société et exposer ce qui se passe actuellement à travers la peinture. Si on se montre pas Monsieur Garouste, on ne peut pas expliquer. Max Bill, Lhose, Albers … étaient des artistes qui avaient des convictions, un système. Que se passe-t-il avec Messieurs Federle ou Armleder ? Ils prennent référence dans cette histoire, ce sont les Garouste de l’art constructif ! Comment pourrons-nous comprendre notre monde et agir sur lui si nous continuons à prendre ainsi référence dans le passé? J’ai demandé cela à Armelder, qui est sensible et honnête, et il répond qu’il se sent foutu, condamné à vivre sans utopie, sans projection dans le futur, et qu’il fait finalement ce qu’il a envie de faire … L’art, aujourd’hui, ce sont trois groupes d’artistes; deux grandes masses, l’une qui s’informe du passé, l’autre qui se retire sur elle-même, sur sa petite personne; et un groupe de minimalistes et de constructifs qui sont préoccupés par la société et qui ont le souci d’une écologie esthétique.

A l’origine du désenchantement et désengagement que vous voyez chez certains, n’y a-t-il pas l’exemple de l’échec qu’ont avoué certains très grands créateurs, et un nihilisme parce qu’on ne croit plus aux « systèmes » ?

– Vous pensez peut-être a Mondrian … Il croyait, à travers son système, arriver de nouveau a inventer un style dans lequel tout le monde serait heureux. Il a aussi deviné que c’était trop tard, mais il a tout de même essayé. Et a fait une œuvre extraordinaire, mais c’est une œuvre historique et non pas sociale. La société actuelle ne veut plus de morale, ni d’idéologie. En effet elle ne croit plus au système. Pour prendre une date un peu sentimentale, je crois que 68 a bien marqué la fin d’un monde d’une morale soit religieuse, soit sociale, soit politique, partout. Maintenant, nous sommes condamnés à la liberté; liberté que nous n’avons pas prise d’assaut mais à laquelle nous nous sommes laissés condamner.

C’est vrai aussi qu’il y a un moment du constructivisme qui est terminé : celui de Bill, Lhose, Albers …, avec leur système déterminé : 2,4,6,8, etc. C’est devenu quelque chose d’historique, esthétiquement parlant, mais sans action véritable ni valeur philosophique contemporaine. Nous avons appris que ce système ne marche pas, que 2 et 2 ne font pas toujours 4. Aujourd’hui, il n’y a plus de système de pensée. Regardez, l’architecture, comme tout s’est déréglé quand le style a été cassé … Quand l’abbaye de Sénanque a été construite, pendant près de deux siècles, il n’y avait pas de plans que les générations successives de constructeurs se seraient repassés, mais simplement une pierre sur laquelle était gravé le module originel ; cette « doctrine » avait une unité de pensée très rigoureuse (cercle, carré … ) qui ne laissait pas de liberté. D’où la qualité architecturale et signifiante de Sénanque. Le style à l’avantage de la sécurité, mais pour en faire quoi ?

– En matière d’art, on dira qu’il reste l’esthétique!

– On veut toujours tout ramener à l’esthétique, et ça n’a pas sens car ça n’apporte rien de nouveau.
Je vois l’exposition que Jean-Hubert Martin vient de montrer Paris, Magiciens de la terre; c’est de la rigolade d’appeler les artistes des « magiciens ». L’artiste, c’est quelqu’un qui, à travers une époque. une realité sociale, s’exprime par de la couleur et des formes. Michel-Ange n’était pas un magicien, mais quelqu’un capable de faire un plafond !

– C’est pourtant le déplacement de sens auquel on assiste aujourd’hui. Sartre peut avoir prédit il y a cinquante ans que tout était foutu, mais Garouste est omniprésent. .. C’est un « phénomène » omniprésent.

– Ce n’est pas Garouste à qui les gens s’intéressent, mais à la propriété de la peinture de Garouste. Ils n’achètent pas sa peinture, mais la plus-value que représente sa peinture dans un système particulier.
Ce ne sont ni Garouste, ni Jean-Hubert Martin qui m’inquiètent, mais leur succès dans la société. Comment un type qui fait du décor de boîte arrive-t-il à la galerie Durand-Dessert, où j’ai moi-même été avec de très bons artistes? Sans doute parce qu’il faut qu’une galerie ait une palette d’artistes différents, dont certains qui se vendront facilement. Mais surtout aussi, je crois que c’est la société elle-même qui les demande, comme elle préfère vivre, par nostalgie, dans tous les styles de mobilier ancien, à l’exception de celui d’aujourd’hui. C’est cette responsabilité que j’assigne à l’art: être une recherche qui va ensuite passer dans la vie quotidienne. L’art est une écologie visuelle.
Je suis consterné de voir combien ici les artistes démissionnent ou se préoccupent seulement de leurs petites affaires en galeries; pour la restauration des vitraux de la cathédrale de Nevers, au départ, nous étions une dizaine. Nous ne sommes plus que trois. Les autres s’en sont foutus!

– A vous écouter, les seuls artistes responsabilisés seraient les artistes constructifs; Beuys, pour prendre un exemple d’actualité à propos des relations art/société, a cependant témoigné d’un engagement très généreux.

– J’ai souvent discuté avec lui et nous étions d’accord sur l’analyse de la situation actuelle. Son système était cependant, à travers Freud, de renvoyer à un voyage qu’il faut accomplir en soi-même pour aiguiser sa conscience de citoyen. Nous n’avons plus le temps d’une telle démarche qui passe par les problèmes personnels. Tout le monde a des problèmes personnels. Ce sont des substituts sentimentaux que l’art constructif ne veut pas connaître. Les questions de société sont bien plus urgentes. Ce ne sont pas les questions personnelles que nous pouvons opposer à ces pouvoirs de mensonges, d’endormissement de la télévision ou des autres grands media et pouvoirs. Il faut éduquer les yeux des gens à apprendre la réalité et ses significations. Les critiques d’art et les conservateurs ne font rien dans ce sens : ils montrent l’art sans aucune explication, sans aucun commentaire; Magiciens de la terre n’est que le sismographe d’une société qui a perdu son âme, et la recherche à travers un soporifique dont tous les gouvernements ont bien compris l’intérêt. Inaugurer un nouveau musée d’art moderne dans le monde toutes les deux semaines, c’est ouvrir de nouvelles églises, avec autant de Jean-Hubert Martin pour nouveaux prêtres. Que viennent voir 350.000 personnes qui défilent dans l’exposition Gauguin sinon chercher un peu de nostalgie pour pas cher ? Et combien de visiteurs y aurait-il pour voir la peinture de quelqu’un qui s’engage, Barnett Newman par exemple? La vraie question est: pourquoi Gauguin a-t-il du succès, et pas l’autre?

– L’art construit effraie, peut-être, parce qu’il demande de penser. Cette forme réflexive ne va pas sans une certaine austérité, parfois renforcée par un esprit de clan …

– C’est tout à fait vrai, mais il faut comprendre que nous avons toujours été tenus à l’écart ; Max Bill était quelqu’un de merveilleux, mais il a fallu qu’il atteigne 80 ans pour faire une œuvre dans le domaine public, à Zürich, et encore, financée par une banque ! Lohse est mort sans avoir eu une seule commande de son vivant. Zürich, ma ville natale, m’a acheté pour la première fois un tableau, pour 80.000 francs français, pour mon 70e anniversaire. Sinon je n’ai rien dans aucun musée suisse …. Il y a de quoi avoir un peu d’amertume, et devenir malheureusement sectaire, quand on voit ce qui s’expose et s’achète d’autre, et à quel prix ! L’artiste a le défaut de se mystifier facilement lui-même.

– Comme nous parlions avant d’échecs, n’avez-vous pas le sentiment que le mouvement constructiviste, plus que tout autre du fait de sa radicalité et de sa durée, a également subi les conséquences d’un profond changement du sens et de la destinée de l’art au cours de ce dernier demi-siècle?

– En matière de culture, de pensée, notre société a perdu le courage de vivre avec son époque. Ce qui se passe actuellement nous montre un phénomène inverse des espoirs qu’avait le Bauhaus, et dont je garde l’utopie : voir l’art et la pensée venir au-devant de la société. Maintenant, c’est le peuple qui devient artiste: tout le monde va peindre, écrire ou faire de la musique. L’art nous montre que nous passons d’une société verticale à une société horizontale, comme en mathématiques on parle de mathématiques horizontales et verticales. L’horizontale, c’est la mathématique de Monod, celle du Hasard et de la nécessité: une mathématique optimiste. La verticale, c’est celle qui ne nous donne pas de chance, une mathématique du pouvoir qui énonce que 2 et 2 font 4 !
Les artistes constructifs doivent abandonner une de leur assurance de départ; l’art comme moyen de responsabilisation sociale reste une bonne idée, mais l’ancien système n’a plus cours parce que les gens n’en veulent plus. Et je suis d’accord avec les gens, et non pas les artistes.
Vasarely a été un échec parce que quand il pensait série, la société en était arrivée à se dépenser dans un individualisme extrême: personne ne veut plus le même tableau que son voisin. Son œuvre reposait sur un système trop dogmatique, comme pour Mondrian. C’est la différence qu’il y a entre lui, ou Lhose, et moi.

Je demeure très optimiste parce que l’individualité secrète un pouvoir de résistance qui empêche l’effacement de l’homme. Songez que notre société, qui est l’extraordinaire résultat de la machine, de l’industrie qui produit à des millions d’exemplaires des objets, n’aboutit pas pour autant à l’uniformisation. La personnalité reste une énergie capable de transformer à la production de masse.
Je ne suis pas un magicien, mais le fils d’un humble maçon, qui, avec des formes très simples, élémentaires et souvent identiques, manipule une idée sociale de la beauté et la confie à un tableau ou à une sculpture.
Ce qui m’intéresse, maintenant, c’est de savoir s’il est possible, avec les moyens de notre époque, l’électronique, le chiffre et la machine, de continuer à visualiser la beauté. Parce que la beauté, c’est la fin de tout discours.

© Jacques Magnol et Alain Macaire.

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