Deux coups de pied que je luy donnay finirent de luy ôter ses forces

Sondra Perry, Typhoon Coming on, 2018. Photo Jacques Magnol.

À Luma Westbau Zurich, Sondra Perry a créé un environnement immersif avec un paysage sonore nouvellement conçu pour accompagner son film d’animation Typhoon coming on (2018). L’installation immersive est constituée d’images manipulées numériquement faisant référence à Slave-Ship, le tableau de J.M.W. Turner peint en 1840.

J.M.W. Turner, Typhoon coming on (“The Slave Ship”), 1840. Esclavagistes jetant par-dessus bord les morts et les mourants. Museum of Fine Arts, Boston, Creative Commons.

Dans cette représentation maritime romantique, Turner montre un bateau, visible en l’arrière-plan, naviguant à travers une mer tumultueuse et laissant dispersées de nombreuses formes humaines, flottant dans son sillage. Cette peinture aurait été inspirée par la lecture de l’ouvrage The History and Abolition of the Slave Trade de Thomas Clarson. En 1791, le capitaine du navire négrier Zong, avait ordonné de jeter 133 esclaves par-dessus bord, de façon à pouvoir obtenir des indemnités de la part des assurances pour « perte en mer ».

Sondra Perry travaille sur la notion de blackness, la féminité noire et l’héritage afro-américain, prenant souvent son histoire personnelle comme point de départ. Son utilisation d’outils numériques et variés, allant de la technologie blue screen (qui permet de filmer et superposer ensuite des images) aux avatars 3D, en passant par les images trouvées sur Internet, reflète ces modes de représentation et l’abstraction de l’identité noire dans l’art et les médias. Perry a déclaré: « Je voudrais réfléchir à la manière dont le noir modifie, transforme et incarne la technologie pour lutter contre l’oppression et la surveillance dans toute la diaspora ».

 

Sondra Perry, Typhoon coming on, 2018. Luma Westbau, Zurich. Capture : Jacques Magnol.

Avec Typhoon coming on, le spectateur est au centre du drame. Instruit des atrocités commises en 1781 par les esclavagistes, ballotté par les vagues projetées sur les quatre murs de la galerie, il est confronté à la déshumanisation dont furent, et sont toujours, victimes les personnes de couleur. Les actuels drames de la mer en Méditerranée s’imposent également à l’esprit tout en soulignant que les mêmes gouvernements européens, France et Grande-Bretagne notamment, poursuivent cette politique « historique » de déshumanisation des réfugiés.

Sondra Perry est une artiste interdisciplinaire qui travaille avec la vidéo, les médias informatiques et la performance pour explorer l’abstraction numérique de l’identité. Elle est titulaire d’une maîtrise en beaux-arts de l’Université Columbia et d’un baccalauréat en beaux-arts de l’Université Alfred. Elle est actuellement basée à Houston, au Texas, dans le cadre du programme d’artiste en résidence CORE au Museum of Fine Arts de Houston.

Luma Westbau. Zurich. 12 octobre 2018 au 13 janvier 2019.

 

“Deux coups de pied que je luy donnay finirent de luy ôter ses forces”

Île de Tromelin. Photo Groupe de recherche en archéologie navale.

Le drame qui inspira le tableau de Turner rappelle celui du navire L’Utile survenu à la même époque dans l’Océan Indien. Le 17 novembre 1760 à Bayonne, un navire négrier de la Compagnie française des Indes orientales, appareille avec 142 hommes d’équipage à son bord. Au hasard d’une mission à Madagascar, il prend dans sa cargaison des vivres mais aussi, illégalement, une cargaison de 160 esclaves pour les revendre à l’île Maurice.
Le 31 juillet 1761, le navire fait naufrage sur l’île de sable (Tromelin), 122 membres d’équipage aux côtés des 80 esclaves réchappent à ce naufrage. Dans une transcription réalisée par Le Service historique de la Défense à Lorient (France), un officier de l’équipage relate l’épisode « Je me Jettay Le Premier de l’Etat major a la mer, et fut Suivy d’un des Seconds Lieutenants. (…) J’avois attrapé Une grande Planche de Sapin sur Laquelle J’Etois accroché. Il y avoit quelque Tems ; Un noir Esclave Se Noyant Voulut aussi S’en Saisir mais deux Coups de Pied que Je Luy donnay finirent de Luy ôter ses forces ; J’entendis En ce même Instant Une Voix qui me demandoit du Secours, Je me Renversay Et Vis un matelot Tout Sanglant qu nageoit avec des forces Bien abbatües droit a moy, Je Le devançay Il prit place Sur Un Bout de ma Planche Et nous faisions nos Efforts pour gagner Terre, mais n’avançant pas Les Lames m’Ecrasant Et chargé de nager présque pour deux, Je Luy abandonay La Planche en Plongéant a deux reprises a la Vûe d’une Barique de Vin qui Etoit dans La Lame qui faisoit Coffre Sur ma Teste ; Je me rendis Enfin Sur de Longs Rescifs de Corail ou La Lame me Roula Et me mîs dans Un Etat Pitoyable, tombant dans des moments à deux Brasses d’eau, dans d’autres a 6 pouces Et moins, J’arrivay enfin Sur La Pretendüe Terre… »

Deux mois plus tard, l’équipage reprend la mer vers Madagascar dans une embarcation de fortune, laissant alors soixante esclaves sur l’île et promettant de venir les rechercher.Le 27 septembre 1762, au moment d’abandonner les esclaves à leur sort, le marin exprimera son remords: « Ils ne Sont Pas Exprimables Les Secours que nous avons Tirez depuis Le Premier moment Jusqu’au dernier de ces malheureux Esclaves que nous avons Eté obligés d’y abéandonner à la honte de Tous Excepté Une Vingtaine Tant de L’Etat major que de l’Equipage qui ont surpassé La force Et le courage humain Par Leur Travaux Et peines Continuelles. »

Totalement coupés du monde, les esclaves réussiront à survivre durant quinze ans sur l’îlot désert de 1 km2 dans l’océan Indien. Ce n’est qu’en 29 novembre 1776, 15 ans après le naufrage de l’Utile, que le chevalier de Tromelin, qui donnera son nom à l’île, récupère finalement les tous derniers survivants à bord de La Dauphine : sept femmes et un enfant de huit mois.

En 1848, la France abolira définitivement l’esclavage. Depuis 2015, une exposition itinérante est consacrée aux Esclaves oubliés à Tromelin. Le dossier est consultable sur le site du Groupe de recherche en archéologie navale.
Voir également le site de l’Inrap, Institut national de recherches archéologiques préventives.

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