Denise René, une vie au service de l’art constructif

Denise René en 2008.

 Denise René s’est éteinte à l’âge de 99 ans après avoir passé près de 70 ans à défendre l’art constructif, «courant» pictural autant que philosophie. Denise Bleibtreu, de son vrai nom, avait ouvert sa première galerie en 1944 avec une exposition de Vasarely. Jean Arp, Sophie Taeuber, Herbin, Max Ernst allaient suivre avec Yaacov Agam, Geneviève Claisse, Dario Pérez-Flores ou Carlos Cruz-Dies. Membre fondateur de la FIAC, elle en fut longtemps directrice. Le Centre Pompidou lui avait rendu hommage en 2001 avec l’exposition «Denise René, l’intrépide. Une galerie dans l’aventure de l’art abstrait, 1944-1978».
Denise René venait chaque année à Bâle pour participer à la foire d’art, ainsi qu’à Lausanne où j’avais recueilli ses propos en 1989:

«J’ai commencé à défendre l’art constructif dès 1945, à contre-courant, alors, de toutes les modes figuratives et informelles. Ce ne fut pas toujours facile, et cela reste encore une aventure mais je crois que cet art est en train de connaître une véritable explosion..
Il y a peu de temps, j’étais à Moscou ; j’ai vu là-bas beaucoup de jeunes artistes qui découvrent les suprématistes et les constructivistes – surtout El Lissitsky, Popova, Tatline, Rodtenchencko … Comment expliquez-vous que dans une telle période d’ouverture politique et culturelle, ils fassent le choix d’un art abstrait, rigoureux et précis plutôt que d’un lyrisme existentialiste ?

Tout bouge aussi aux Etats-Unis : je viens d’apprendre qu’après les « néos-géos », le nouveau mouvement qui se profile s’intitule le « nouveau constructivisme » ? C’est un signe d’autant plus encourageant que les Américains ont occulté pendant près de 20 ans toute forme d’art constructif. Ils ont ignoré Albers pendant 15 ans avant de le considérer maintenant comme un héros. L’art abstrait et construit est une constante qui n’a jamais disparu, c’est une base de la création artistique, et ce retour à lui est un cycle normal.

Les vrais collectionneurs et les professionnels de l’art sérieux n’en ont jamais douté : voyez comme à Chicago, qui est une ville où les développements de l’architecture sont exemplaires, l’art constructif est présent dans les rues, dans les halls des bâtiments. Cela se retrouve aussi dans le quartier des banques, à Francfort, ou commence à arriver à la Défense, après plus de dix années d’attente. A côté de la fontaine d’Agam, du stabile de Calder, ou des signaux de Takis, le projet de la tour cybernétique de Schoffer ne paraîtrait plus aujourd’hui, un signal utopique…

Léger, Herbin, Vasarely ont rêvé de cet état d’esprit de collaboration avec l’architecture, cette ère a tardé, mais nous y arrivons. Et de grandes œuvres verront le jour si elles sont bien conçues et travaillées, entre l’artiste et l’architecte. C’est une vocation de l’art constructif que de se déployer dans la cité. J’espère que des architectes aussi perfectionnistes que Jean Nouvel vont s’intéresser davantage à l’art.

Ma responsabilité de galerie est plus que jamais à l’ordre du jour. A l’étranger, comme au Japon, par exemple, pays qui s’ouvre avec un grand intérêt à l’art construit, mais ici aussi. Pour certains artistes, tout reste à faire ; je pense à Marcelle Cahn, qui est restée trop discrète de son vivant et dont l’œuvre la place pourtant comme un des maîtres de l’art construit, Heurtaux, Herbin qui a beaucoup souffert de l’incompréhension de ses contemporains…

Beaucoup de jeunes conservateurs ou de responsables de collections d’art, en France, ignorent encore ce qu’a été l’art construit et ses suites ; en neuf ans, la galerie n’a vendu qu’une seule œuvre – de Mortensen –  aux FRAC.

L’ignorance conduit à toutes les erreurs, et aux préjugés. L’art construit est créateur de nouvelles réalités, de nouveaux espaces qui excluent toute sentimentalité, mais pas pour autant la sensibilité ».

Denise René, propos recueillis en 1989 par Jacques Magnol.

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