Un des problèmes lors de la préparation de mes spectacles est celui du montage afin de capter l’attention du public. Pour moi, un spectacle est réussi dans la mesure où le plus grand nombre de spectateurs a vu le même spectacle.
Il existe des techniques pour y parvenir et elles sont passionnantes. Quand on les étudie, nous comprenons vite qu’elles dépassent le cadre théâtral, puisqu’elles sont utilisées dans d’autres domaines comme la publicité, le marketing, afin de modeler le comportement des consommateurs culturels, la plupart du temps, à des fins commerciales déclarées.
Dans notre société de consommation, une partie de la création artistique est devenue simple marchandise. Les enjeux de l’industrie du divertissement ont bouleversé tous les rapports existants entre la manière dont est financée la culture, conditionnant chaque fois de plus en plus comment et que devons nous créer afin de pouvoir vendre et exister en tant qu’artistes.
Les termes comme rayonnement, part de marché, audimat, nombre de spectateurs dans les salles, ou pire encore la dichotomie entre théâtre élitiste et théâtre populaire, et bien d’autres encore, aident à constituer un discours éminemment économique où peu à peu la diversité est sacrifiée sur l’autel de la standardisation.
La réussite artistique d’un spectacle du point de vue de l’idéologie néo-libérale, n’est déterminée ni par sa valeur artistique et symbolique, ni par rapport au sens qu’elle crée, mais par le nombre de représentations, de spectateurs, et autres marqueurs économiques qui plaisent tellement et qui la plupart du temps, maquillent des œuvres d’une médiocrité alarmante.
Il faut donc rester vigilant aux couleuvres du discours néo-libéral !
Par exemple, on entend de plus en plus sur la place genevoise ce type de discours qui affirme qu’il faudrait avoir un traitement spécial pour les compagnies de théâtre et de danse subventionnées. Le raisonnement est simple, limpide et direct : si elles sont subventionnés c’est parce qu’elles sont rayonnantes, c’est à dire, qu’elles tournent et se vendent bien ! En un mot, comme elles rapportent plus d’argent, il faut donc plus investir sur ces dernières.
La culture qui se vend bien est-elle nécessairement de qualité ?
Si nous développons ce type d’argumentation, nous pourrions très vite nous demander à partir de combien de places vendues et de représentations données, une compagnie doit cesser d’être subventionnée. Cinq cent personnes sont telles assez ou peu ? Deux lieux sont-ils suffisants ou pas ?…
Et la valeur artistique de son travail ? Et l’originalité et la cohérence de sa démarche ? Et la diversité vis-à-vis de la population qu’elle touche ou avec laquelle elle travaille, par exemple des enfants, des personnes âgées, etc. Et la médiation culturelle qu’elle met en route ?
Peu importe, nous répondra la pensée néo-libérale; la culture est un produit comme un autre, il faut qu’elle se vende et si c’est le cas, c’est qu’elle est de qualité !!! Voici le sophisme ou le grand tour de passe-passe des « marketeurs » de tout bord qui nous font croire que si elle se vend, c’est qu’elle est demandée, désirée !!!
Nous voilà donc au point de départ, car pour comprendre ce phénomène il faut regarder de plus près les techniques sur l’attention utilisées pour capter et créer des comportements, de goûts de consommation artistiques. De ce point de vue, le pauvre Van Goh a sombré dans la misère car il n’a pas voulu comprendre cette porosité entre la valeur marchande et la valeur artistique d’une œuvre, à la différence d’un Rembrandt ou d’un Poussin qui ont bien compris le lien entre marché de l’art et peinture.
Cependant personne n’osera dire que la qualité de la peinture de Rembrandt a été déterminée par son activité de marchand de tableaux !
Oui, c’est une réalité que personne ne peut nier : il y a une industrie du divertissement qui détermine des positions politiques vis à vis du subventionnement de la création et qui met aussi en branle nos opinions sur la démocratie, la diversité, le quantitatif et qualitatif, le populaire ou non populaire.
Mais, il y a aussi la culture de l’âme dont parle Cicéron, cette culture qui se forge avec des choix personnels, des esthétiques et poétiques qui ne répondent pas forcement aux demandes du marché du divertissement et du loisir, mais plutôt à des valeurs comme le partage, partage « du souci de soi », d’une certaine intériorité, d’un désir de vérité et du travail du corps, d’une envie de privilégier tant le processus que le résultat.
Si on doit parler de Démocratie, il faut donc se situer dans ce nouveau contexte sociétal où le Dieu tout puissant du marché, (quand on parle du théâtre), est partout et nulle part !
Les nostalgiques de la démocratie athénienne et de la culture grecque nous font des discours sur la démocratie : la cité et le théâtre. Ils prennent toujours comme référence et comme seule source du théâtre occidental, la tragédie grecque. Ils oublient qu’il ne subsiste de ce théâtre-là, que des textes appartenant à la bibliothèque de l’humanité. Quant à sa pratique, nous ne savons pas grand-chose !
Constatons : Il y a plus de gens qui vont dans les stades de foot que dans les théâtres. La notion du « peuple » est complètement bouleversée ; le peuple d’Athènes et celui de l’après-deuxième guerre mondiale, lorsque Vitez a créé le théâtre populaire, ne sont aujourd’hui que des vestiges du passé. Donc nous pouvons nous demander de quels principes démocratiques s’agit-il, quand nous voulons débattre ici et maintenant ?
Il s’agit de ceux qui constituent une série de règles pour créer un ordre, pour établir un contrat social qui a comme fonction la protection de la diversité, des minorités, des fragiles et des faibles. Ou bien s’agirait-il de cette démocratie dite représentative avec ses vices et ses vertus (professionnalisation du politique, omniscience des experts, utilisation de plus en plus fréquente d’une terminologie de marketing et de gestion d’entreprises) qui parle au nom du peuple, qui se régit par l’opinion et dont la participation citoyenne s’arrête aux urnes ?
Les rapports pervers de la démocratie et du marché
Oui, en effet, quand on parle de Démocratie la notion du quantitatif prédomine. Parlons-nous d’une société démocratique quand celle-ci fait des efforts pour élargir et renouveler les publics ? Ou quand elle se pose des questions sur comment développer la diffusion des spectacles et se livre à des enquêtes de fréquentation, de statistiques sur les pratiques et goûts culturels des populations ? Ou encore quand-elle débat sur des objets culturels, sur la rotation des produits, de la « culture kleenex » ?
Mais c’est possible, et dans le cas de ces rencontres théâtrales souhaitable, d’aborder le sens de la démocratie d’un autre point de vue. Celui de la création et des créateurs, sans se laisser piéger par des comptes d’épicier, par des clichés populaires.
Parlons donc plutôt de la vitalité de l’art et de la création à Genève, de son renouvellement, des nouveaux territoires qui se dessinent, qui apparaissent en marge ou dans l’institution. Mettons les principes démocratiques au service d’exigences artistiques, de la pluralité esthétique.
Si nous voulons aider la création dans sa diversité, il faudrait trouver comment séparer l’aide à la création des aides à la diffusion, c’est à dire, avoir le courage de s’opposer aux dictats du marché.
Oui, oui, mais la tendance est autre ! Il suffit de voir la politique de Pro-Helvetia, qui devient un office d’exportation de marchandises culturelles, les changements de la Corodis, une certaine mainmise du pool du théâtre Romand, avec son nouveau bébé « label plus », pour constater que la démocratie et le marché ont des rapports plutôt pervers.
Et quand on parle du peuple, principe souverain de la démocratie, ayons le courage, d’évoquer ou d’invoquer le public, au nom de l’exigence d’un « élitisme pour tous » afin d’opposer la culture et l’art au vil divertissement.
Il faut avoir le courage de se dégager du comptable, de la statistique, non pas pour fuir contraintes et astreintes budgétaires, mais pour réfléchir au souffle à donner à une créativité qui à Genève ne se tarit pas.
Monsieur Kanaan propose de commencer le débat par la thématique de la démocratie et donc de discuter sur la conception que notre société a de la culture et la place qu’elle lui offre.
Je me demande donc si elle ne devrait pas être en permanence réévaluée, réinterrogée et pourquoi pas protégée d’une pensée hégémonique qui vise à dissoudre la valeur et le sens artistique dans une prétendue « rentabilité » culturelle ?
Je crois que Monsieur Kanaan sera d’accord, si on affirme que toute politique culturelle doit évaluer de la manière la plus indépendante possible les conditions d’exercice d’une diversité artistiques afin de la soutenir, et d’améliorer et consolider le statut de ceux qui les exercent.
Dans ce sens, parler de Démocratie, revient à trouver concrètement des mécanismes qui garantissent la pérennité et l’indépendance des structures et des démarches, pour que des projets artistiques puissent continuer à éclore.
Gabriel Alvarez Metteur en scène et co-directeur du théâtre du Galpon.
Les intertitres sont de la rédaction.