« Journal de nuit ». Photo Gregory Batardon.
Passant de l’informe de corps enfouis dans une lymphe ou linceul tissé de papier journal à la forme émergente, dansante et parlante de l’interprète, le performeur Yann Marussich croise pour Journal de nuit sa propre histoire « condansée », chorégraphique et performative avec l’intime comme journal et les choix des états mouvementistes recadrés et dramaturgisés de 24 danseurs du Ballet Junior.
Sur un plateau plongé dans une pénombre bleue profonde façon fjord battu par les vents, dans l’immobilité d’une immensité neigeuse qu’on devine aussitôt scandée de tumulus recouvrant des corps tombés à terre ou de gisants au tombeau, Yann Marussich déploie plastiquement ses interprètes. Leurs corps désensevelis, s’extraient de leur gangue de papier, des journaux incarnant le flux continu d’informations à l’ancienne recouvrant l’individu. Ils livrent alors des pans entiers de leur intime en autofiction et de leur grammaire dansée en forme de biopic. Ici une danseuse ayant froissé des pages de journal comme un bouquet serré contre son coeur, chante a capella un adieu au corps de Ballet au détour d’un chant proche d’une atmosphère de lande écossaise désolée pendulant entre les ballades déchirantes de Sinead O’Connor et les stases lyriques marquant les ultrapopulaires danses à l’unisson des spectacles estampillés Riverdance ou Lord of the Dance. Là une expérience douloureuse dite en slip et Marcel blancs, le corps agité de stupeurs et tremblements. Et l’anamnèse de s’enclencher : « Comment as-tu pu me faire ça ?… Visage éteint… Remords sourds… Instabilité, nervosité, angoisse, vertige… Poings fermés, poings serrés, poing violacés, veines éclatées, mâchoire crispée… Montée de larmes… coulée de larmes… Torrents de larmes », entend-on dans ce corps debout puis à quatre pattes avant de retrouver la station verticale qui cherche le récit d’une « autodestruction » adolescente. Plus loin, le récit d’une possible mère qui se refuse à lire l’histoire attendue au coin de l’oreiller par les enfants « Alors, les petits loups, ce soir, il n’y a pas d’histoire… », sur des percussions crotales formées formés de deux plaques métalliques et des battements de mains. La jeune fille s’élève en se déhanchant, déplaçant ses bras d’algues marines comme autant de lassos-serpentins. Une chanson de gestes accompagne ce dit des danseurs souvent peu perceptible. Il est dès lors plus proche de l’adresse rythmique, du matériau scandé que du sens dévoilé dans ses éclats de vie qui se débobinent comme autant de rushes. A la bande son réalisée live, éclate, comme une surprise, l’inventivité de Gwenaelle Chastagner cascadant entre des séquences de vents tempétueux, des riffs furieux de cordes en transe. Pour une réconciliation avec la vie en immersion sereine au sein d’une partition sérielle, répétitive où les notes se déplacent comme si elles flottaient dans un aquarium ou une chambre d’échos. Plus tard, la voix de Chastagner s’élève comme la résurgence d’une Mama Blues dont la tessiture rauque, chaloupée, psalmodie. Elle est scandée par les pas chassés des danseurs alignés en fond de scène et une human beat box obtenue par des joues gonflées frappées de la paume.
Aux yeux de Yann Marussich, « on est moins dans l’ordre de la sensation que d’un vécu ouvrant sur l’espace du temps présent, comme une expérience donnée en partage au spectateur. Ce temps est tissé de multiples interrogations autour du Moi-Journal. Dans ma performance, L’Arbre aux clous (2011), il existe un Moi-Peau s’appuyant sur des sentiments et des sensations déjà éprouvés, les sensations de la peau, celles du spectateur et de l’artiste. Le rythme même du spectacle est reconstruit de l’intérieur du corps. Pour le décor, je suis naturellement fasciné par le cérémoniel, le rituel qui exigent une tenue de soi-même, tel que dévoilé au cœur des cinématographies d’Asie. On ne sait si l’errante évolue à l’entame de Journal de nuit dans un cimetière. Mais ce qui peut s’identifier à un rituel incantatoire va contribuer à réveiller les corps ensevelis. Pour les danseurs, l’épreuve fut rude de se confronter à une introspection mettant en question, si ce n’est en crise leur envie de bouger. »
« Journal de nuit ». Photo Gregory Batardon.
Si l’immobilité et le pré-mouvement s’infiltrent partout, c’est ici un viatique d’exploration intime. Le corps est une matière fluide, poétique qui connait notre intérieur et notre extérieur. Il règne dans Journal de nuit, une levée de corps d’une manière encore plus singulière que chez Maguy Marin ou Boris Charmatz. Que faire des revenants et fantômes chorégraphiques, population insaisissable de morts vivants et belle chimère de danse ? « Yann Marussich a donné aux danseurs une liste de tâches à réaliser dont un récit à imaginer lié à la rubrique des faits divers présente originellement dans le journal quotidien. Les danseurs devaient alors inventer un fait divers en la basant sur leur récit de vie. L’intention de travail a été de personnaliser le mouvement de chaque interprète, qu’il soit comme son ADN. Ensuite, l’artiste scénarise ces chansons de gestes dans une structure éminemment construite. Le fait de se tenir immobile sous la surface de mers et montagnes de journaux a ainsi fait partie intégrante de l’entraînement des danseurs. Cet exercice convoque des techniques propres aux arts martiaux, au tai-chi et au ji-gonk avec la respiration, l’immobilité et le flux intérieur. Sans cet entraînement, les jeunes interprètes ne tiendraient pas face à ces situations corporelles très exigeantes physiquement et psychiquement », explique Sean Wood, co-directeur du Ballet Junior.