Aux Cinémas du Grütli. Laura Baumeister signe le tout premier long-métrage de fiction réalisé au Nicaragua par une cinéaste nicaraguayenne. À travers l’histoire d’une jeune fille abandonnée qui tente de retrouver sa mère, ce film émouvant décrit le Nicaragua d’aujourd’hui, en jouant avec le hors-champ, le rêve et la métaphore.
Nicaragua, aujourd’hui. Maria, 11 ans, vit avec sa mère Lilibeth aux abords d’une décharge. Leur avenir dépend de la vente d’une portée de chiots à un voyou local. Lorsque l’affaire tombe à l’eau, Lilibeth est contrainte d’abandonner Maria dans un centre de recyclage où elle doit travailler comme de nombreux autres enfants, mais elle reste déterminée à retrouver sa maman.
Interview de la réalisatrice Laura Baumeister par Raphaël Chevalley – trigon-film
Comment avez-vous débuté l’écriture de La Hija de todas las rabias ?
Dans mes courts-métrages, j’avais déjà travaillé sur les relations et les conflits mère-fille. Cela appartenait sans doute à certaines de mes obsessions, si je puis dire. Je savais que je voulais continuer à explorer un type d’amour dans lequel se nichent non seulement de la tendresse et de l’attention, mais aussi de la violence et de l’abandon. Ce genre de relations mêle ces émotions comme des couches qui se superposent.
La Hija devait être mon premier long-métrage et il devait marquer mon retour au Nicaragua, car j’avais jusque-là réalisé tous mes courts-métrages au Mexique. Je savais donc que le lieu de tournage serait très important et j’ai entamé un processus d’autoréflexion pour définir quel serait pour moi l’endroit du pays le plus emblématique, alors que j’avais passé six ans au Mexique et que j’y avais déjà commencé à travailler comme réalisatrice, mais sans jamais oublier le Nicaragua. Alors j’ai pensé à La Chureca, la plus grande décharge à ciel ouvert de Managua, un lieu très contrasté, avec d’une part des tonnes de déchets, d’autre part les beaux paysages de la côte du grand lac Xolotlán et leurs reliefs montagneux. Cette opposition entre les ordures et la nature était restée en moi. Je l’avais découverte à adolescence dans le cadre d’un programme scolaire où j’avais eu l’occasion d’aller apprendre à lire et à écrire à des enfants sur place. J’avais vraiment été touchée par les gens qui vivent dans cette décharge, notamment par leur capacité et leur force créatrice à se réapproprier et à réinterpréter chaque objet pour lui donner une seconde vie. Et je me suis toujours interrogée sur la condition et l’élan créatif de ces gens. C’est ainsi que j’ai décidé de placer cette histoire de mère-fille à La Chureca.
La Chureca et le lac Xolotlán sont très pollués…
Oui, c’est un désastre écologique, tout l’inverse des lacs en Suisse où l’on peut se promener sur les rives. La ville de Managua a laissé toute une partie du lac à l’abandon. Il n’y a pas de sentier de promenade, de clubs de voile ou de restaurants, parce que le lac, dès la construction de la ville au 18ème siècle, est devenu l’endroit où s’écoulaient toutes les eaux usées. Et avec l’urbanisation et l’industrialisation croissantes, le lac est devenu de plus en plus pollué. Ce n’est vraiment pas un endroit pour pique-niquer ou se baigner.
Avez-vous effectué des recherches sur place ?
Oui, bien sûr, parce que je suis d’abord sociologue et que j’ai acquis des compétences en matière de recherche. J’ai notamment appris à approcher une communauté à laquelle je n’appartiens pas. Mes premières recherches ont consisté à trouver des agents, des ONG et des dirigeants locaux auxquels je pouvais m’adresser pour leur décrire mon projet. Grâce à eux, j’ai pu entrer en contact avec les gens de La Chureca et, après cela, pendant un an, j’ai effectué plusieurs voyages pour les rencontrer.
Heureusement, les Nicaraguayennes et Nicaraguayens sont confiants et ouverts. On gagne rapidement la confiance de l’autre et on s’ouvre vite. Nous avons vite été reconnues, mon équipe et moi, et cela nous a permis d’aller et venir. Les gens reconnaissaient nos voitures et nous accueillaient à chaque fois avec beaucoup d’ouverture. Et étant donné les particularités des lieux et des gens, j’ai pu réfléchir à des questions qui me fascinent, telles que l’identité ou les paysages naturels et les paysages sociaux.
Je pense qu’il est nécessaire de les aborder parce que nous sommes toutes et tous les enfants d’un système dichotomique et polarisé, un système de pensée qui fonctionnent par oppositions: la révolution contre le capitalisme, la civilisation contre la sauvagerie, le militantisme contre la traitrise, etc. Cette manière étriquée de voir le monde m’a non seulement frappée sur le plan personnel, mais j’en ai également vu les conséquences sur mon pays. C’est pourquoi je me suis engagée en tant qu’artiste, pour brouiller ces lignes de force et assouplir la façon dont nous interagissons avec l’autre et l’environnement.
En coulisses de votre film, on perçoit une grave crise politique et sociale. Quelle est-elle ?
J’ai été marquée par les relations que j’entretiens avec toutes les femmes qui m’entourent, par ma mère, et dans presque tout mon travail, j’ai exploré le rôle des femmes au sein des cercles familiaux et au niveau intime: ce qu’on attend des femmes, la programmation psychosociale dont elles héritent, et comment cela conditionne ce que nous comprenons comme féminin. En tant que mammifères, le lien mère-enfant est le plus fort que nous ayons: c’est le portail par lequel nous venons au monde et nous dépendons de notre mère pendant longtemps. Notre survie en dépend.
Comment un enfant peut-il vivre sans sa mère? Comment une mère peut-elle le préparer à quelque chose d’aussi douloureux que sa propre disparition? La fragilité de ce lien m’intéresse beaucoup. J’ai souvent l’impression que l’être humain est bien plus résistant qu’on ne le dit, et c’est pourquoi j’ai voulu parler d’une situation extrême dans un contexte difficile, pour que l’on puisse voir comment une personne résiste à tout ce qui est normalement attendu. Et pour décrire cette relation et sa fracture, je me suis inspirée de différents films durant le processus d’écriture et de réalisation, comme Nobody Knows de Hirokazu Kore-eda, Beasts of the Southern Wild de Benh Zeitlin ou The Florida Project de Sean Baker.
Pourquoi avoir introduit ces touches fantastiques à votre film ?
Dans mes précédents films, j’ai toujours exploré les mondes intérieurs de mes personnages d’une manière sensorielle, mais en restant dans le réel, de la même manière qu’on peut regarder un verre d’eau pétillante de très près et ressentir le mouvement des bulles, sans que cela ne soit fantastique. Puis, dans un autre film, j’ai tenté d’observer mon moi intérieur, mes rêves et mes fantasmes. Je pense que tout le monde le fait, mais on ne l’inclut que rarement quand on décrit notre réalité. En partant de l’idée que La Hija est un enfant, je me suis rendu compte qu’il fallait explorer son for intérieur de manière fantastique, comme si elle imaginait que sa mère se transforme en quelque chose qui appartiendrait désormais à sa réalité. Ce n’est qu’à partir de son point de vue qu’il est possible d’aller au-delà de la tragédie, de la pauvreté et du manque. Car c’est dans nos têtes que les mondes se construisent et une fois que l’on décide vraiment d’y entrer, on se rend compte que les rêves, les fantasmes et les histoires sont cruciaux dans notre façon de nous relier à l’environnement et aux autres.
En écrivant le scénario et en explorant l’intérieur de mon personnage, j’ai senti que je pouvais lui offrir une respiration dans sa réalité. Cela m’a semblé profondément enrichissant et nécessaire pour l’accompagner dans son voyage et sa survie. Elle a besoin de savoir ce qui est arrivé à sa mère et elle refuse d’être définie comme orpheline ou fille abandonnée. Alors elle invente une histoire où sa mère ressemble à un félin. Est-ce que ça lui fait mal, est-ce qu’elle ressent encore la perte? Bien sûr, mais elle peut ainsi vivre avec cette blessure, parce qu’elle se guérit en imaginant que sa mère s’est transmutée, qu’elle est un autre être vivant appartenant au monde. Selon moi, c’est non seulement très beau, mais cela lui donne aussi le pouvoir de se libérer de la pression sociale. Malgré son environnement précaire, elle peut choisir son histoire, celle qu’elle se racontera pour se frayer un nouveau chemin. En fin de compte, nous sommes toutes et tous les histoires que nous nous racontons, n’est-ce pas?
Sans doute, mais pourquoi une telle animalité ?
Mon père me demande toujours la même chose, mais c’est juste que j’aime ça. J’ai grandi dans un environnement très rural et j’aime la nature. Pour une raison que j’ignore, je suis née ainsi, connectée au monde naturel qui m’entoure. Je sentais que je pouvais parler aux animaux et aux plantes, qu’ils étaient en moi plus que n’importe quoi d’autre.
Bien sûr, un tel sentiment dans un monde où les animaux et les plantes sont considérés comme inférieurs génère beaucoup de colère, parce que ça vous donne l’impression d’être incomprise. Je souhaite vraiment faire un cinéma qui inclut un large éventail d’identités. Même si elles sont considérées comme les plus étranges ou les plus bizarres, pour moi, elles sont toutes bonnes tant qu’elles ne blessent personne.
Il n’y a pas de mal à penser que vous êtes une fille qui se transforme en chien ou que vous êtes la fille d’un chat. Si ça vous aide, si ça vous libère, si ça facilite votre appréhension de la vie, pourquoi pas? Et on peut trouver plein de métaphores sur l’humanité en utilisant l’animalité comme véhicule.
Était-il compliqué de tourner ce long-métrage au Nicaragua ?
Oui, ça été un sacré défi de tourner un film de fiction au Nicaragua, parce qu’il n’y a pas d’industrie du cinéma dans le pays. Il n’y a pas d’agences de location. Il n’y a aucune agence de casting. Il n’y a même pas d’endroit où louer une caméra. Pour le casting, nous sommes partis de zéro et j’ai vu 300 enfants. C’était donc un défi logistique, en termes de production. En plus, les tensions sociales et politiques ont ajouté un niveau de complexité, parce qu’il s’agissait de faire entrer au Nicaragua une trentaine de personnes de l’équipe de tournage. Mais il y a eu une lueur d’espoir au milieu de tout ça: la nouveauté.
Le film en était une pour tout le monde. Beaucoup de gens voulaient participer et ils nous ont ouverts leurs portes et donné leurs contacts. Ça m’a rappelé mes études de cinéma et les documentaires sur les premières générations de cinéastes en Europe, sur la façon dont les gens s’émerveillaient. Il y a une certaine similitude en ce sens.
Vous êtes la première réalisatrice nicaraguayenne à réaliser un long-métrage au Nicaragua ?
Oui, du moins le premier film de fiction. Il y a deux autres fictions réalisées par une cinéaste française au Nicaragua (NDLR: La Yuma et La pantalla desnuda de Florence Jaugey, disponibles sur www.trigon-film.org). Mais oui, c’est la première fiction d’une femme née au Nicaragua. J’ai le sentiment qu’il s’agit d’une grande déclaration ou peut- être d’une grande responsabilité, mais pour être honnête, je n’y pense pas vraiment.
Est-ce que nous verrons plus de films nicaraguayens à l’avenir ?
Je ne pense pas. En ce moment le Nicaragua n’est pas au mieux de sa forme, c’est le moins que l’on puisse dire. Il est difficile d’imaginer que le cinéma puisse se développer dans un tel climat. Il y a une forte hostilité envers la liberté d’expression et la liberté artistique. Certains collègues vont continuer à faire des choses depuis l’étranger ou à l’étranger, mais cela concerne pour la plupart des projets documentaires. Moi, je vais continuer à faire des fictions, mais au Mexique, ce que j’ai déjà commencé, car depuis que j’ai étudié au Mexique, j’ai beaucoup d’opportunités. Plusieurs maisons de production me proposent de tourner sur place. Je me souviens qu’en 2017, je me suis dit que je voulais faire du cinéma au Nicaragua pour être fidèle à mes origines et peut-être pour lancer quelque chose… mais c’est compliqué et je ne m’attends pas à une vague de cinéma nicaraguayen maintenant, malheureusement.
Comment avez-vous choisi vos actrices?
Virginia, qui joue le rôle de la mère, est actrice de théâtre. Je l’ai trouvée lors d’un casting que nous avions lancé. Elle est venue et j’ai su dès notre première rencontre qu’elle serait Lilibeth. Elle est montée à bord deux ans avant le tournage et nous avons pu tisser des liens. Pour le rôle de Maria, c’était plus compliqué. J’ai d’abord effectué un casting dans un studio de danse où j’ai trouvé une jeune fille. Mais il y a eu la pandémie, le tournage a été reporté de onze mois et elle a tellement grandi que j’ai dû chercher une autre fille.
Heureusement, j’avais déjà une liste de 300 enfants dont nous avions fait des vidéos. Aracely (Ara Alejandra Medal) figurait sur l’une d’elles et ma directrice de la photographie Teresa Kuhn l’a repérée parce qu’elle aimait son visage et qu’elle s’imaginait déjà la filmer. J’ai donc appelée Virginia pour les réunir et voir comment elles s’entendaient et se complétaient. Là, j’ai vite compris qu’Araceli jouerait Maria, parce qu’elle incarnait une colère spécifique. On sentait sa colère, une colère justifiée, légitime, pas une colère triste ou peinée. Nous avons réalisé qu’elle avait un potentiel extraordinaire, non seulement pour jouer le rôle, mais aussi parce que son histoire personnelle reflète vraiment celle du personnage.
Comment avez-vous travaillé avec cette jeune actrice non-professionnelle?
Araceli est sa famille sont très proches de la réalité décrite dans le film. Au moment du tournage, elle ne savait ni lire ni écrire, parce elle n’allait malheureusement pas à l’école. Je n’allais donc pas lui confier le scénario. De toute manière, je savais qu’une telle approche ne serait pas la bonne, même si le scénario était très serré et que je ne voulais pas laisser de place à l’improvisation. Alors j’ai pensé à Diana Sedano, qui est professeure d’art dramatique au Mexique, qui est mon amie et qui joue dans le film le rôle de Rosa, la femme de l’entreprise de recyclage des déchets. Je lui ai demandé de venir au Nicaragua, je lui ai donné ce petit rôle et nous avons travaillé ensemble le coaching d’Araceli, qui ne savait pas du tout dans quoi elle s’embarquait. Nous lui avons loué l’appartement au- dessus du mien, et pendant un mois et demi, Araceli est venue nous voir tous les jours, trois heures par jour. Avant de travailler en suivant le script, nous avons fait des exercices de connexion aux émotions et de reconnaissance des émotions, parce qu’elle ne reconnaissait pas vraiment ce qu’était la colère, la tristesse, le ressentiment et tout ce genre de choses. Nous avons donc commencé par lui apprendre l’alphabet des émotions, puis nous sommes passées au scénario et au tournage, et elle s’est révélée extraordinaire.
La hija de todas las rabias. De Laura Baumeister
Nicaragua – 2022 – vost – 91′ – Couleurs – Numérique.
Dès le 7 juin. Cinémas du Grütli.