Au Poche, Platon démonte la rhétorique des experts

Jean-Charles Fontana dans “Gorgias” au Poche. Photo R. Bowring

 José Lillo a gagné un pari, celui de monter une joute oratoire au théâtre dans le cadre d’un  match de sport. Une mise en scène savoureuse dans la configuration particulière du Poche.

 

Parmi les spectateurs conquis à l’issue de la représentation de Gorgias, Serge Martin semblait particulièrement séduit par la mise en scène de son ancien élève de José Lillo qui venait de démontrer la puissance de la rhétorique en compagnie de Jean-Charles Fontana, Ahmed Belbachir et David Gobet :

Quel regard portez-vous sur le travail de votre ancien élève ?

Lillo a gagné un pari, celui de monter une joute oratoire au théâtre dans le cadre d’un  match de sport. Enfin, j’imagine que c’est ainsi que les spectateurs d’un match peuvent se sentir soulevés dans un esprit de compétition. Sur la scène du Poche, c’est à la fois un duel et un duo car il faut jouer ensemble et j’ai trouvé cela très réussi.
Dans mon école de théâtre, je discutais beaucoup avec les élèves après les cours, avec José Lillo c’est le goût de la discussion, de travailler sur la matière que nous avons partagé. Nous parlions théâtre à partir de ce que nous étions en train de faire et on continuait sur la nature humaine.

Comment percevez-vous le travail effectué pour mettre le texte de Platon à la portée d’un large public?

José Lillo a utilisé une traduction qui lui a plu (de Monique Canto-Sperber) et s’est intéressé à un philosophe (Jacques Bouveresse), ce qui lui a permis de mettre le texte à la portée de tous, le résultat est que ce n’est pas du tour barbant, mais si cela n’avait pas été réussi le résultat aurait pu être pénible. L’adaptation de la traduction y est pour beaucoup, il y a du jeu, sans excès, pour engager la situation, puis ce jeu se développe plus et alors ça devient savoureux tant c’est bien saisi.

Ahmed Belbachir dans “Gorgias” au Poche. Photo R. Bowring

Comment réagit le public à cette démonstration du pouvoir de la rhétorique?

A chaque fois qu’un des protagonistes s’exprime, nous reconnaissons que son point de vue est juste, ce qui prouve l’exactitude du jeu et prouve que la rhétorique peut être dangereuse selon qui l’utilise. Le public n’est pas du tout perdu, il montre par ses réactions qu’il perçoit cet enjeu.

La disposition bi-frontale représente-t-elle une difficulté particulière ou un avantage?

D’une part, je pense que le bi-frontal est difficile, c’est une situation de proximité intime avec les spectateurs, mais, de l’autre, c’est la forme qui convient pour faire surgir la puissance des acteurs et de la parole. Il faut saluer le Poche de faire cela, c’est singulier et c’est bien qu’il y ait quelque chose qui ne ressemble à rien d’autre.

 Gorgias, de Platon, mis en scène par José Lillo
8 au 28 avril 2013.
Théâtre le Poche. Genève

 

Notes d’intention de José Lillo, février 2013

José Lillo dans “Gorgias” au Poche. Photo R. Bowring

Dans Gorgias, Socrate pose cette question : qu’est-ce que parler veut dire ? Est-ce l’acte de proférer des mots pour convaincre son interlocuteur, au mépris de la vérité ? Le langage est-il un instrument pour dominer les autres ou pour se gouverner soi- même ? Platon démontre que parler, c’est toujours agir, et que la parole et la philosophie sont nécessaires mais peut-être impossibles dans la cité.

Le point de départ de mon attention portée sur ce texte de Platon a été la lecture d’un entretien donné par Jacques Bouveresse, éminent spécialiste de Karl Kraus, titulaire de la chaire de « Philosophie du langage et de la connaissance » au Collège de France, dont voici un extrait :

« Nouveaux Regards » (Revue de l’Institut de Recherches de la FSU – propos recueillis par Evelyne Rognon et Régine Tassi) : En vous écoutant, on ne peut s’empêcher de penser, dans la même veine, à tout le travail de Platon pour dénoncer la rhétorique. Le problème est toujours là. Il explique en partie la crise actuelle que nous connaissons en politique.

Jacques Bouveresse : Nous avons nos Gorgias, nos Calliclès. Un peu comme Platon, j’essaie de défendre la vérité désarmée et menacée contre la toute-puissance de la rhétorique. (…) Platon et Aristote savaient, que la démocratie est toujours menacée par une forme de dégénérescence catastrophique qui s’appelle la démagogie. Nous sommes confrontés à des problèmes tout à fait semblables et qui sont, d’une certaine façon, aggravés par le fait que les systèmes de communication modernes fournissent à la manipulation et au mensonge des instruments d’une puissance inimaginable. Les dictateurs ne gouvernent pas seulement par la répression et la violence, mais également par le verbe.

David Gobet dans “Gorgias” au Poche. Photo R. Bowring

Dans Gorgias, Socrate pose cette question : qu’est-ce que parler veut dire ? Est-ce l’acte de proférer des mots pour convaincre son interlocuteur, au mépris de la vérité ? Le langage est-il un instrument pour dominer les autres ou pour se gouverner soi- même ? Platon démontre que parler, c’est toujours agir, et que la parole et la philosophie sont nécessaires mais peut-être impossibles dans la cité.

La lecture de ce dialogue de Platon, considéré comme le plus animé et le plus féroce de l’œuvre, m’a persuadé que j’avais sous les yeux l’un des textes les mieux armés pour nous faire entrevoir, en nous amusant, les enjeux fondamentaux liés à de terribles questions.

La Grèce étant le berceau de l’Europe de la culture, il est poignant de considérer que la terre où est née la philosophie est aujourd’hui mise à sac par la puissance des experts contre laquelle prévenait déjà, il y a presque 2’500 ans, le Gorgias de Platon.

En procédant à une épure radicale du texte original, il a été possible d’en faire jaillir le génie satirique, sa veine comique ainsi que l’incontestable art poétique qui en structure la pensée et qui fait, à mes yeux, de Platon non seulement un philosophe fondamental mais un dramaturge de premier plan.

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