Le jeune cinéma coréen au festival Black Movie

Dance Town
“Dance Town” du réalisateur coréen Jeon Kyu-hwan.

Dans le cadre du Festival Black movie, la section “Corée, coups et blessures” s’affirme comme présentant des “films très perturbants en réaction à  la crise, économique, politique et cinématographique” que traverse ce pays. Rencontre avec Bastian Meiresonne, consultant cinéma asiatique.

 Néanmoins la Corée du Sud est l’un des très rares pays au monde où la part de marché des films nationaux reste majoritaire. Par la politique des quotas qui impose actuellement aux cinémas de consacrer environ 50 jours par an, contre 140 originellement, à  l’exploitation de films a permis d’augmenter la part de marché des films du pays. Mais il y a une fragilité dans ce système. Que reste-t-il aujourd’hui de cette exception culturelle au plan du cinéma en Corée ? La bulle privilégiée dont bénéficie l’industrie cinématographique coréenne depuis 1999, a permis le doublement du nombre de spectateurs en quatre ans, une exception mondiale dans l’histoire de toutes les économies du cinéma.

Rencontre avec Bastian Meiresonne, consultant cinéma asiatique dans le cadre du Festival Black Movie.

Des anatomies fragiles

En Corée, le corps est à  la fois la représentation d’une entité (comme le “hanbok, costume traditionnel, qui fait du corps un bloc indistinct) et de la nation. Depuis les années 70, cet état ultranationaliste connaît une loi fondée sur des préjugés racistes stipulant que les métis n’ont pas accès au service militaire. La majorité des Coréens a semble-t-il éprouvé jusqu’à  récemment une forme de racisme larvé, fruit de siècles de fermeture au monde et d’une éducation martelant la pureté du sang coréen. Cette situation évolue vers une plus grande ouverture sous l’influence des échanges croissants avec l’étranger et de l’augmentation des mariages internationaux.
Mais cette image est paradoxale, car, comme semblent le suggérer en creux nombre de films coréens récents, les handicapés, inadaptés, borderline et laissés pour compte sont l’incarnation d’un pays cassé en deux, de sa fragilité inavouée. Prônant souvent la force comme valeur absolue, la Corée, dans son cinéma, s’est en partie reconnue dans des portraits d’êtres fragilisés : marionnettes humaines soumises à  des pulsions incontrôlables évoluant souvent entre la vie et la mort, l’animal et l’humain. Un cinéma délesté du poids de la dictature militaire qui encombrait la génération précédente. Une génération qui émerge au cours des années 90 et se situe dans une proximité souvent extrême avec le corps pris dans la folie, le sexe et la  brutalité la plus extrême.

Bleak Night

“Bleak Nigh”t du réalisateur Yoon Sung-hyun

Auteur du mythique film fantastique interrogeant la cellule familiale, Bon Joon-ho inscrit la figure maternelle de son film “Mother” dans une filiation brechtienne. Les lois d’airain de l’instinct de conservation et la protection asservissante accordée ici au fils benêt faussement accusé d’un crime sordide priment sur toute autre considération. L’inventivité du réalisateur tient à  l’instabilité qu’il parvient à  maintenir entre un basculement toujours surprenant dans le délire, l’extravagance burlesque et une investigation précise, rigoureuse et glacée sur le meurtre mystérieux d’une jeune femme.

The Housemaid“  réalisé par Im Sang-soo est un remake très libre du film de Kim Ki-young qui dépeint une crise de la masculinité en dévoilant des instants humains plus primaires. Ses représentations excentriques du sexe ,assez uniques dans l’histoire du cinéma coréen et peut être du cinéma mondial, ont fait que ses films furent souvent censurés. Il a aussi une influence significative sur les jeunes cinéastes coréens des années 1990 et 2000.
Dès l’origine, l’architecture et le cinéma ont eu certains points communs, comme l’image bien sûr, mais aussi le cadrage, la lumière, le montage ou encore le rythme. La trilogie articulée autour du corps face à  la cité due à  Jeon Kyu-hwan (“Mozart Town”, “Animal Town” “Dance Town“) témoigne, elle, d’un environnement urbain envisagé à  travers le parcours erratique d’un personnage. L’humanité chez ce réalisateur n’est pas acquise, donnée. Le crime peut naître d’une zone insignifiante, d’une paresse, d’un désir de passer son chemin, d’une gêne, d’une motricité mécanique.

Le corps aux limites

Griffé par Kim Gok, le malsain et incroyablement dérangeant, malaisant  et oppressant “Exhausted” (“Epuisé”) s’initie dans une étendue fangeuse, celle qui voit naître de monstrueuses créatures, tel le golem. Comme aux plus belles heures du cinéma expérimental, l’image 8 mm est bleutée. Dégradée aussi dans des teintes sourdes et délavées, volontiers floues et tremblantes. Mais ici nul effet de réel dramaturgisé et fantasmé en faux docudrame, style ” Blair Witch Project”. Trouée par des fondus au noir, la pellicule semble volontairement salie par le grain et les tâches, le bruit et des lignages horizontaux. Tout est assombri, comme filmé en objectif agité avec plusieurs dioptries en dessous de ce qui semble acceptable pour l’à“il. Une ténuité paradoxalement saturée qui sollicite beaucoup, tant la sensibilité que la persistance rétinienne du regardeur.

Au stade de la douche qui succède dans un Motel, on retrouve l’homme qui tantôt sifflait la femme recroquevillée sous un ciel de raffineries et fumerolles industrielles travaillé ici par le sourd battement de forages pétrolifères par les succions buccales aspirant les nouilles chinoises. Non sans combattre, la femme mutique, mentalement handicapée, se fait bientôt prostituée en nuisette façon Chaperon rouge de conte subvertie par un homme encagoulé. De tunnel en étendues désertiques, l’ambiance glauque et crépusculaire n’exclut nul jeu mêlant à  l’enfance perdue une terreur diffuse. Kim Gok n’a guère son pendant pour saisir des visages inexpressifs et hagards, sidérés et semblant revenus de tout. Il livre un regard sans complaisance sur des êtres en marge, exclus, tout en questionnant le statut de l’image pornographique tournant en boucle à  la TV.

Le répit s’avère de courte durée lorsqu’une femme d’abord compassionnelle recueille l’infortunée, lui caressant le visage comme on le ferait d’une figure sororale. Le champ contre champ entre la bienfaitrice aux lignes rondes et la prostituée sidérée fatiguée dans une ambiance couleur pêche blanchie est un modèle du genre. La prostituée demeurée s’enfuit alors dans une très longue course, titubant, s’écroulant avant de franchir la barrière de protection enserrant une immense cheminée désaffectée, le  corps à  corps éreinté avec son exploiteur l’amène aux frontières d’une douleur rageuse, hurlante et vomissante. La femme d’abord accueillante se révèle particulièrement  dérangée, épileptique et sadomasochiste, se scarifiant le bas ventre par le tranchant de ciseaux.  Entouré de cellophane, le corps prostitué, blessé, tuméfié confine au “live art“, à  l’art corporel d’une Gina Pane et n’est plus qu’un cri en bord de mer nocturne et une tache colorée floutée et gémissante au fil de la poursuite.

Bertrand Tappolet
Festival Black Movie. Genève. 11 au 20 février 2011.
Rens. : www.blackmovie.ch

 

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