Cambodge, année zéro : mémoires vives

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Le 17 avril 1975, les khmers rouges ont pris le pouvoir au Cambodge.Palpitant entre parole et silence, un documentaire réunit journal intime, évocations au présent, archives historiques, scènes reconstituées et entretien avec l’ancien Président du Kampuchéa démocratique sous Pol Pot, pour se faire la mémoire à  plusieurs voix d’un génocide. Entretien avec Roshane Saidnattar, réalisatrice de “L’important c’est de rester vivant – Au coeur de la folie Khmère

De 1975 à  1979, près 2 millions de Cambodgiens sont morts, soit près du quart de la population du pays. Ils ont plus précisément été systématiquement éliminés sous les Khmers rouges par divers moyens : sous-alimentation, épuisement, maladies, travail forcé ou exécution. Un auto-génocide perpétré loin des yeux du monde, dans un huis clos que l’histoire et la mémoire ne devraient pas se lasser d’interroger.

Entretien avec Roshane Saidnattar, réalisatrice de “L’important c’est de rester vivant – Au coeur de la folie Khmère

Retour au cauchemar d’enfance
C’est un témoignage d’une rare force d’évocation qui nous fait plonger intimement dans l’une des plus grandes tragédies du XXe siècle. Trente ans après les faits, Roshane Saidnattar, établie en France depuis l’âge de douze ans, retourne au Cambodge. Avec “L’important c’est de rester vivant – Au coeur de la folie Khmère”, elle réalise un film à  deux dimensions présenté au récent Festival et forum international du film sur les droits humains à  Genève. La première est un entretien au long cours mené avec Khieu Samphan dans son village. Président du Presidium d’Etat sous le régime khmer rouge, il est l’un de ses doctrinaires. En 1955, sur sol français, Khieu Samphan publie une thèse sur la paysannerie et la politique cambodgienne dans laquelle on peut déjà  trouver toute la trame de l’utopie meurtrière qui va frapper le Cambodge : il met en cause le développement des villes et les compare à  un fardeau pour les campagnes. La seconde dimension s’axe notamment autour du retour de la cinéaste, accompagnée de sa mère et de sa fille, au village où elle fut tenue en captivité avec sa famille avant de s’en évader pour échapper à  la mort.

Cette mise en regard de deux types de témoignages véhicule une émotion très particulière. Cette dernière devient moteur d’une réflexion. S’il y a retour sur les souvenirs, entendus comme descriptions de l’événement historique, il y a aussi captation des mouvements intérieurs tels que vécus à  l’époque. Et loin de brouiller l’analyse, ils l’enrichissent. Ils sont un pas supplémentaire vers la compréhension de la cruauté humaine. Mais aussi de ce qui demeure humain au coeur de la barbarie.
« Les premières bombes, larguées par des B52 américains ont plu sur le sol de mon pays. Je suis née cette année-là  à  Phnom Penh », entend-on de la voix de Saidnattar qui a dédié son film aux enfants. D’où cette volonté, par des scènes reconstituées et des propos, de retrouver une situation vue depuis les terres et l’imaginaire de l’enfant âgée de 5 ans qu’elle était à  l’arrivée des Khmers rouges au pouvoir, rêvant d’une pluie de fleurs plutôt que de bombes. Le 17 avril 1975, les Khmers rouges prennent Phnom Penh et donne l’ordre d’évacuer la ville. Issue d’un milieu aisé, Roshane Saidnattar est déportée avec une partie de sa famille et des centaines de milliers de citadins. Brutalement arrachée à  l’enfance, prise dans la tourmente de la déshumanisation, elle lutte jusqu’au bout pour rester vivante et humaine.

Commence alors la longue descente aux enfers de la « rééducation rurale », plusieurs années de répression, de souffrances et d’errance dont l’évasion d’une rizière devenue camp de travail forcé pour rejoindre sa mère emprisonnée à  ciel ouvert ailleurs dans le pays. Sous le double prisme de l’enfant qu’elle était alors et de la cinéaste qu’elle est devenue aujourd’hui, Roshane Saidnattar raconte la famine organisée, la maladie, l’exécution de son Oncle et celle de tant d’autres par le filtre d’un théâtre d’ombres traditionnel, « origine et genèse même de l’histoire du cinéma », à  ses yeux. Un dispostif de narration qui questionne la notion même de témoignage et d’archive. Déportée à  la campagne, la cinéaste témoigne : « Notre vie est comme un à“uf dans la vie de ces paysans. Ils peuvent la briser quand ils veulent. » Cette mention se déploie sur un plan cinéma, en forme de travelling surplombant des corps endormis qu’un immense boa traverse lentement. La séquence évoque autant l’atmosphère d’éternité du bas relief d’un mystérieux temple khmer d’Angkor Vat que la réalité d’une mortelle emprise quotidienne dans une société khmère rouge basée sur la surveillance, la délation et une culture de la peur.

Travail sur la mémoire

La cinéaste du réel s’est souvenue des paroles de sa mère : « Supporte tout le mal qu’ils t’ont fait. Travaille dur. L’important, c’est de rester vivant. » Son film témoigne d’une volonté de transmission d’un savoir, d’une expérience entre générations. Lors du tournage, elle indique : « Ma fille avait l’âge que j’avais à  l’époque et j’ai celui que ma mère avait à  l’époque », souligne la réalisatrice. Des images saisies depuis un véhicule en mouvement dévoile Pnomh Penh et ses rues désertes sur un chant qui dit en langue khmer : « Rendez-moi ma vie ». Lors de la déportation en forme d’évacuation que les Khmers rouges exécutent en quelques jours après la prise de la ville, le 17 avril 1975, les citadins doivent tout laisser derrière eux. La monnaie est abolie, la famille désintégrée, les relations intimes prohibées, les médicaments bannis. Et le pays se mue en un immense camp de travail, voire de concentration. Le commentaire du film le précise : « Les montres étaient interdites comme les miroirs, les chaussures, la couleur. Les femmes devaient couper leurs cheveux au carré. Chacun doit fournir une livre d’excréments et un litre d’urine par jour. » Si cela s’avère impossible, un cycle infernal s’enclenche, une machine à  broyer l’humain dont les rouages sont l’autocritique inlassablement imposée, la punition et le moins de nourriture à  disposition. « Finalement, le meilleur engrais, c’étaient les cadavres », reconnaît la cinéaste.

En voix off, la réalisatrice fait aussi le récit de la découverte hallucinante après l’invasion vietnamienne en 1979 de maisons pleines de chaussures droites, ici, et de cours d’immeubles emplies de chaussures gauches. Ailleurs s’étalent les montres arrêtées à  une heure différente. Comme tout régime visant à  déshumaniser l’être et à  l’assujettir intégralement à  une emprise totalitaire dont le dessein est de briser toute résistance, la dictature khmère rouge a parfaitement saisi que la maîtrise des corps et des esprits débute par celle d’une temporalité retirée et d’activités imposées dans un enchaînement que le rythme naturel vient à  peine perturber. En voix off, le commentaire de Roshane Saidnattar le relève : « On ne savait pas qui au juste dirigeait le pays. Il y avait l’Angkar (Autorité supérieure khmère rouge que nul ne peut contester), dont le nom était répété dans les rizières. Il y avait deux peuples : « Les paysans, peuple ancien et purs. Les gens du 17 avril, ceux des villes à  déraciner, impurs. »

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Film sensoriel
« J’ai tenté, dans ce film documentaire de témoignage, de créer une texture cinématographique poétique mêlant les arbres, le vent, la nuit que j’appris à  connaître mieux que jamais et qui furent une source d’angoisse, et en même temps, dans mon imaginaire d’enfant, le lieu des esprits protecteurs, le lieu préservé pour toute vie intérieure. », explique la réalisatrice. Le film est ainsi littéralement hanté par une poésie du paysage, une manière de le voir défiler, d’y inscrire le regard, l’âme, le corps.

En des scènes de la catastrophe de jadis rejouées aujourd’hui, des enfants en habits noirs travaillent dans une rizière sous la pluie. Les larmes d’une petite fille se mêlent à  l’eau du ciel gouttant dans un bol en bois. Terre et eau, tel est le Cambodge. Terre et eau, tel est le résumé saisissant du travail de la mère de la cinéaste affectée, sous le régime de Pol Pot. à  l’édification à  mains nues de digues. Ces lieux furent de véritables charniers où des milliers de Cambodgiens trouvèrent la mort. Le documentaire dévoile la mère de Saidnattar assise devant l’un de ses ouvrages khmers rouges déserté. On la découvre assise, une brassée de lys entre les mains pour un dialogue entre le monde des morts et celui des vivants. « Ma grand-mère me disait que les arbres ont aussi une âme », relève Roshane Saidnattar.
En 2002, Rithy Panh réalise “S 21, la machine de mort khmère rouge”. Les anciens geôliers d’un centre d’interrogatoire et de torture khmer rouge, qui pour certains étaient alors âgés de quatorze ou quinze ans, rejouent, dans le vide, la mécanique du quotidien. Remis en situation, ils effectuent une pantomime et une mimographie qui ressemblent, par leurs répétions vertigineuses, à  un rituel, un appel aux fantômes. C’est souvent plus évocateur que les mots. Saidnattar, elle, fait à  nouveau confiance à  la parole, pourtant sujette à  caution.
Comme le film de Panh, “S 21, la machine de mort khmère rouge”, le documentaire de Saidnattar se garde bien de juger, mais en délaissant le masque de la froideur. A sa façon, avec de la durée, une bande son très travaillée, des plans contemplatifs sensibles à  la sensorialité plurielle du cadre naturel, aux rapports avec les morts, dont l’âme se retrouve dans les fleurs, les lys en particulier, et les arbres, la réalisatrice devient actrice d’une histoire encore en cours. Dans son caractère flottant, indécidable, son lien avec les forces de la nature, l’image évoque de loin en loin l’atmosphère de films signés Terrence Malick, tel “Le Nouveau Monde”. Le documentaire témoigne d’une attention souveraine portée à  la Nature, aux cycles de vie et de mort et des saisons, aux circulations entre monde sauvage et humain civilisé, dont la rencontre fortuite de la petite fille avec une tigresse à  l’allure de conte initiatique, une forme de merveilleux, de réalisme magique, qui a toujours partie liée avec la mort, renvoyant moins l’homme à  sa condition qu’il ne l’appelle et le nourrit de son éternité.
Identité multiple
L’opus débute par plusieurs plans fixes de la demeure de Khieu Samphan avec l’apparition et la disparition de l’ancien Président khmer rouge du cadre. Ensuite, à  l’embrasure d’une porte, une colonne de fourmis côtoie une immense araignée immobile qui semble un phasme, cet insecte capable de toutes les métamorphose et camouflages pour se fondre dans le milieu environnant. Comment mieux dire le statut d’insectes, de fourmilière auquel fut ravalé tout un peuple sous la surveillance et la menace omniprésente de l’Angkar, organe de gouvernement créé par les Khmers rouges en marge de leur révolution ? Invisible mais omniprésente, comparée à  un ananas aux multiples yeux, c’est elle qui commande, élimine, créée des preuves afin d’accuser et de châtier une nuée de supposés ennemis intérieurs.
Appréhendé en 2007, Khieu Samphan, 78 ans, est accusé de crimes contre l’humanité et de génocide devant le tribunal de Phnom Penh parrainé par les Nations unies. A table, dans son foyer, sous l’oeil de la caméra de Roshane Saidnattar, l’homme joue l’archétype du cultivateur version quasi gentleman farmer évoquant la prochaine récolte, soupesant la nécessité de recourir ou non à  des engrais dont le cout semble élever. Face caméra et dans une très grande intimité, il affirme son humanité familiale. Et adopte la forme du déni de toute responsabilité dans ce qui se déroulé sous le régime de Pol Pot. Tout au plus admet-il avoir interrogé son camarade Pol Pot sur l’opportunité de l’évacuation de la capitale sur laquelle il fonde quelques doutes. A l’entendre, rééduquer ne signifie nullement donner la mort.

En patriarche bonhomme, il visite des paysans qui semblent le regretter, voire encore le vénérer. Et parle mieux de la décimation de son ancien élevage de poulets que de la souffrance du peuple cambodgien. « Je ne peux plus rien pour vous », lâche-t-il à  un paysan, tout en s’enquérant des mines, mort blanche d’après conflit qui continue à  mutiler les campagnes malgré des actions de déminage massivement subventionnées par l’ONU et des ONG.
« J’ai soutenu les Khmers rouges jusqu’en 1998. Ceux qui veulent me juger avec équité doivent étudier savamment les événements de ces trente dernières années », assène l’ancien Président. La caméra le filme en très gros plans en train de se faire raser. Cette séquence rejoint étrangement l’aspect le plus constant de l’architecture khmère qui est d’être une « architecture-image » : Le plan final possiblement réalisé sur l’une des nombreuses tours à  visages du site d’Angkor Thom évoque la face d’un bouddha endormi et souriant. « Tout malheur est supportable si l’on en fait un conte ou si on le raconte », écrit Hannah Arendt.

Bertrand Tappolet

Publié dans cinéma