Le corps au bûcher avec Gisèle Vienne

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“The Pyre” de Gisèle Vienne. Photos Herve Veronese Centre Pompidou. Sur la photo Anja Röttgerkamp.

« Ce n’est pas en pleine lumière, c’est au bord de l’ombre que le rayon en se diffractant, nous confie ses secrets », écrit le philosophe français Gaston Bachelard. Cet éloge de l’ombre pourrait servir de teaser à la dernière création en sensations de Gisèle Vienne, The Pyre (« Le Bûcher ») à l’affiche de La Bâtie et qui immerge le regardeur dans des sensations rétiniennes indicibles.

Se dégageant lentement d’un couloir obscur, la danseuse et performeuse Anja Röttenberg dévoile un corps iconique de ballerine automate réactivant des mouvements saccadés. Poupée, elle évolue mécaniquement, à la manière des danseurs d’un ballet mécanique du Bauhaus. Un rythme de syncope qui n’exclut nul érotisme à la Bellmer au cœur d’une présence marionnettique tirant du côté du fantastique qu’imaginée par Norman Spinrad dans Rock Machine au détour de la chimère étendard du Front de libération de la réalité, Cyborg Sally. Avant de s’autocombustionner, elle poursuit aussi la réalité malaisante et le fantasme vénéneux de l’athlète remettant inlassablement son effort sur le métier. Autant de dimensions liées au corps sportif déjà filées autour d’autres créations de Gisèle Vienne comme Eternelle Idole ou This is how you will disappear.

« On connaît très peu de choses aujourd’hui sur la magie qui réside dans le mouvement et sur la puissance virtuelle de certains gestes », écrit Isadora Duncan. Selon Gisèle Vienne, The Pyre fait aussi référence au travail de la chorégraphe et danseuse américaine dans son retour aux figures antiques et à un idéal de beauté liant fascination et terreur. Duncan, dans sa recherche des gestes simples, se situe dans l’héritage des arts plastiques européennes, de la Grèce Antique à Botticelli jusqu’aux Impressionnistes. A l’intérieur de son style, une métaphysique sous-tend chaque geste.  « Mais la danse de l’avenir deviendra à nouveau un art hautement religieux comme aux temps des Grecs. Car un art qui n’est pas religieux n’est pas un art, c’est une marchandise quelconque », avance encore l’Américaine citée par Gisèle Vienne.

La présence d’un adolescent dans The Pyre, dont la fable mouvementiste est peut-être le récit intime rejoint le propos du psychiatre Jean-Bertrand Pontalis : « Il nous faut croiser bien des revenants, dissoudre bien des fantômes, converser avec bien des morts, donner la parole à bien des muets, à commencer par l’infans (ou l’enfant qui n’a pas encore acquis le langage) que nous sommes encore, nous devons traverser bien des ombres pour enfin, peut-être trouver une identité, qui si vacillante soit-elle, tienne et nous tienne. »

Cap vers le pire

L’artiste s’est aussi inspirée des personnages fictifs de la mère présent dans le film de Bernardo Bertolucci, La Luna, voire des liens tourmentés entre entre Nico, la chanteuse égérie de la Factory new-yorkaise, et son fils Ari pour explorer un rapport singulièrement complexe entre mère et enfant. La lecture postérieure au spectacle du récit de Denis Cooper, intitulé comme de juste The Pyre, et distribué au spectateur rapatrie certaines impressions de sa mère, dont il aborde l’alcoolisme et le chantage au suicide dans Le Pire (1960-1971). Pris dans la brume d’une conscience anesthésiée, l’auteur fictionnel de cette partition est peut-être l’adolescent de la pièce violenté par un père omnipotent qui lui fait dresser son corps à mort pour le sport dans une pièce qui file le rapport entre réel et mythe.

Dans le texte, il est aussi question de Nick Drake dont la chanson Black Eyed Dog infuse et trouble l’espace. L’un des plus grands songwriters que l’Amérique ait porté impose sa voix solaire, voilée et prégnante comme un ressac qui menace toujours de disparaître sur une ritournelle deleuzienne. Une voix isolée et une guitare fine qui prennent des dimensions de chorale et de mur de son. Sa musique est à la fois épaisse et épurée jusqu’à l’os, sublime parce que cet équilibre est pratiquement impossible à atteindre. Et on se dit que seulement quelqu’un ayant été mal à l’aise toute sa vie pouvait toucher aussi juste quand il chante le regret et la perte de ce qu’on n’a jamais vraiment eu. « Beaucoup de choses dans mon écriture se sont déterminées à partir de mon intérêt pour la musique rock comme inspiration formelle : quand j’apprécie un groupe, un artiste, je me préoccupe de savoir comment un morceau est construit. J’ai récupéré les effets du rock pour les utiliser dans l’écriture », confesse Denis Cooper. L’auteur américain écrit dans The Pyre que « les chansons de Nick Drake sont comme un banc de dauphins envoyant vers elle et d’autres épaves introverties des signaux quant à sa solitude. Une relation très étroite unit les chanteurs suicidaires et ceux qui les écoutent dans les mêmes dispositions ; elle guérit ou tue depuis toujours des individus tels que Drake et elle. Lorsque tous les gens que vous connaissez sont très loin de vous ou se cachent, vous trouvez quelqu’un de mort à aimer. »

 

Bertrand Tappolet

The Pyre, la Bâtie Festival de Genève, 4 et 5 septembre à 20h30. Rens. : www.labatie.ch 

Lire également dans GenèveActive : Hallucination scénique. Entretien avec Gisèle Vienne.

Site de l’artiste : www.g-v.fr

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