Un théâtre documentaire épique, résistant et humaniste

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Tatiana Frolova, metteure en scène. © A.Rebetez

Vous retrouvez en projections sur scène la forme de l’arbre généalogique ou d’une notice wikipédia afin de réaliser des parcours et liens entre générations d’habitant-e-s de Komsomolsk-sur-l’Amour, en plaçant le comédien, témoin et narrateur au centre du dispositif scénique.

Le fait central est que la mémoire est ce qui défini l’humain. « Je suis ma mémoire ». Si je ne me souviens pas de mes racines, je continue à commettre les mêmes fautes, à expérimenter des erreurs identiques. Une question nous intéressait au plus haut point. Pourquoi le peuple russe ne peu guère manifester ? Pour quelles rasions ne sort-il pas dans les rues ? Comment expliquer qu’ils restent les bars ballants, inactifs ?

Nous avons alors commencé à réfléchir sur ce qu’ont fait nos parents et que l’enfant grandissant ait la connaissance de son identité. Ce, en disant « Je suis » et ne pas permettre que l’on me méprise ou me fasse taire. Nos parents devraient être aussi « émancipés » de toute une résignation et un silence. Mais, ils ont peur de parler. Nous sommes alors remonter plus loin en cherchant à comprendre pourquoi les parents et grands-parents ont vécus dans une culture de la peur généralisée. Car même ceux de ma génération, les enfants des déportés qui ont construit Komsomolsk-sur-l’Amour étaient considérés comme els ennemis du peuple.

Lorsqu’Elena Bessanova qui joue et témoigne dans le spectacle a été qualifiée d’ « ennemi du peuple » à sa naissance avant d’être finalement réhabilitée. Mais elle a vécu dans une atmosphère anxiogène. Il était important de comprendre que cette peur se transmet de génération en génération par les gênes. Et nous avions compris que nous devions parler.

Il existe une tendance historiographique actuelle mettant en lumière les crimes de Staline bien davantage que ceux de Lénine. Qu’en pensez-vous ?

Nous n’avons pu remonter de manière explicité jusqu’à Lénine. Pour les parents d’Elena, nous avons évoqué la chute et l’élimination de la Noblesse en 1917. Mais c’est la compréhension de la période léniniste par contact générationnel qui n’est pas vraiment explorée tout en remettant plus en amont avec le chant de l’Internationale. L’idée d’éliminer les autres parce qu’ils pensent différemment s’est partiellement théorisée et mise en actes à l’époque de la Commune de Paris ainsi que l’idée de Révolution menant à la Terreur héritée de celle instaurée en France. Courant de 1792 à 1794, al Terreur imposa son règne de l’arbitraire et son cortège d’exécutions de masse.

Pour Bernard Noël, le terreau, la terre sur laquelle se pose l’écriture est essentielle. Votre création évoque l’architecte de la ville Komsomolk-sur-l’Amour.

Dans cette ville, nous vivons sur le squelette des déporté-e-s. Si l’on commence à fouiller, on retrouve les restes et os d’êtres innocents, des gens comme nous. Il nous faut leur redonner cette fierté, cette dignité d’être humain. Il faut trouver ces dépouilles en fosse commune et les enterrer avec respect comme tous les gens normaux. Ces os doivent retrouver un visage, une forme et une expression humains.

De fait, nous montrons les photos des ascendants parfois avec des visages tantôt sans. Il est ainsi nécessaire de remplir ces trous de mémoires, béances et ombres. Si l’on ne remplit pas les anciennes images d’une histoire vraie et biographique, les mêmes oublis et mystifications perdurent jusqu’à nos jours.

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« Je suis ». Mise en scène de Tatiana Frolova . © Smirnov.

Pourquoi avoir évoqué l’expérience d’une juge ?

La personne du Juge est ce qu’il existe de plus précieux au sein du peuple. Si nos Juges sont corrompus ou soumis au pouvoir et à ses décisions et précisons, toutes les personnes qui parlent en contre-courant sont condamnées. Sous Staline, on pouvait fusiller sans procès ou parodie de procès ni jugement. Nous voulions montrer dans le spectacle que les défenseurs des valeurs démocratiques s’appuient encore sur les Juges. Or, si le Tribunal est « pourri », on en revient à l’arbitraire le plus total qui peut rappeler par certaines dimensions des périodes antérieures de l’histoire russe. La Juge qui est présentée dans le spectacle est l’un des très rares exemples d’une femme qui s’est réveillée, et a manifesté contre le fonctionnement de la Justice dans son pays.

Qu’est ce que cela apporte sur la compréhension de la Russie actuelle de comparer, comme le fait à plusieurs reprises votre création, l’Etat et la société à l’ère de Vladimir Poutine et le pays sous Staline notamment en 1937 ?

Bien sûr, nous ne sommes pas en 1937. Staline passait pour n’avoir qu’une paire de bottes et une chemise. Il avait une idéologie et une part importante de la population qui croyait en un avenir. Le pouvoir aujourd’hui a essentiellement des envies de prédation économique et il n’y a guère d’idéologie dans le pays. Personne ne semble vouloir faire son service militaire et le mouvement patriotique est surévalué.

On fait grand cas de Nashi, la très nationaliste organisation des jeunesses poutiniennes, sensée protéger la Russie de ses ennemis. Mais elle me semble concentrée uniquement à Moscou. La popularité de M. Poutine n’est en réalité que très superficielle et elle est aisée à organiser pour un autocrate. Le prix de son maintien au pouvoir est très élevé, corruption, fraudes massives, main basse sur les richesses minières du pays. Les gens ne vont pas se lever spontanément pour M. Poutine. Malgré la peur, les journalistes doivent parler de cet état de fait et permettre la protection des gens. Ecrivains, journalistes, comédiens, dramaturges ne devraient jamais se mettre du côté du pouvoir. « Le peuple n’obtient que ce qu’il prend ». C’est l’une des phrases du spectacle.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet et traduits du russe par Elena Zhilova lors des représentations de Je suis en novembre 2013 au Théâtre Le Poche.

Théâtre Beau-Site, La Chaux-de-Fonds, 22 et 23 janvier 2015 à 20h15. Rens. : www.tpr.ch

Lire l’article de bertrand Tappolet : « Je suis ». Pour une histoire et une identité russes sans trous de mémoires.

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Publié dans cinéma, théâtre