Portraits. Giacometti mis en perspective

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La chorégraphie de Caroline de Cornière réunit plusieurs générations de danseurs s’étageant de la trentaine à l’âge mûr. « Mon désir est de travailler sur un corps, qui n’est pas celui du danseur traditionnel », souligne l’artiste.

Entretien

Elle imagine cinq soli identiques interprétés par autant de danseurs. Ce choix de redoubler, dédoubler la même ligne chorégraphique par des danseurs aux morphologies et rythmes contrastés tire son origine de la manière quasi sérielle de peindre des portraits chez l’artiste né à  Borgonovo, en Suisse. «Et l’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu, chaque jour dans le même visage», disait Giacometti. A la quête d’une ressemblance impossible, toujours changeante, il multipliait les portraits d’une même personne : sa femme Annette, sa mère, son frère Diego furent ses modèles. Dans la chorégraphie, est donc à  l’oeuvre le principe compositionnel de retour du même, mais qui n’est jamais identique puisque une partition chorégraphique identique est portée par des danseurs singuliers et différents.

L’opus part d’un trait que Giacometti poursuivit des nuits entières, creusant l’intériorité du modèle pour faire advenir en volumes songeurs des corps méditatifs oscillant sur la chaise, s’en détachant aussi brièvement pour mieux se réinscrire dans cet espace du fatum. Pour appréhender la vie, encore faut-il se rappeler qu’elle peut se naufrager à  chaque instant dans la mort, l’immobilité.

Cadrages successifs
Avec ses immenses cadres métalliques, la scénographie de la pièce chorégraphique s’est souvenue des compositions par couches, rajouts et retraits successifs de l’artiste ainsi que des cadres emboîtés l’un dans l’autre que Giacometti resserra autour des visages peints, peut-être pour trahir une extrême concentration Ou plutôt une focalisation visant à  mettre au jour les traces témoignant de l’invisible d’une présence. James Lord, qui posa pour Giacometti et en fit le récit, écrit : « Alors, au bout d’un certain temps, le grand pinceau entrait en jeu… Il servait à  définir l’espace situé derrière et autour de la tête, à  tracer les contours des épaules et bras et, finalement, à  compléter le processus graduel de « désintégration » en effaçant les détails. Ensuite, avec le premier des pinceaux fins, Alberto recommençait une fois de plus, avec du noir, à  s’efforcer de tirer du néant, pour ainsi dire, un semblant de ce qu’il voyait devant lui. Et ainsi de suite, inlassablement. »

La plus haute des solitudes

Si dans le portrait et l’autoportrait, Giacometti traite hâtivement le fond, s’arrête assez peu sur le corps et les bras, pour appliquer tous ses efforts et soins à  la tête, la chorégraphe, elle, s’attarde sur les mains. Ainsi les modèles du peintre, dessinateur et sculpteurs ont des mains aux phalanges allongées, disproportionnées relativement au reste de leur anatomie. Tout débute dans la chorégraphie par le bruissement articulaire d’une crête d’épaule, puis une main s’ouvre sur la cuisse : matière inorganisée à  la recherche d’une forme. Au sein du corps dansant, chaque membre est mu par les autres au coeur de méditatifs portés et de marionnettiques manipulations.

A en croire l’écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun, Giacometti « était habité d’une douleur secrète ; il magnifiait la solitude et ceux qui la portaient en eux tel le destin d’une infirmité. » Dans « Portraits. Giacometti mis en perspective », on entend le bruit de la matière, la rumeur du corps, la respiration et le souffle du corps. Chacun isolé, esseulé, disloqué par instant dans un mouvement le décomposant strate par strate. Avec douceur et grâce à  tout un travail développé sur les articulations, l’opus de Caroline de Cornière a su rapatrier quelque chose de ces corps tragiques giacomettiens, ces têtes inquiétantes, ces regards obscurs et insondables se présentant comme les reflets bruts d’une identité fragile. Et à  travers leur présence accidentée, se dessine ce désir insensé de transformer le vide en matériau ici chorégraphique.

Bertrand Tappolet

Théâtre des salons, 6 rue Bartholini, Genève. Jusqu’au 17 janvier 2010.
« Portraits… » est précédé d’une lecture, « Giacometti ou la quête incessante », délivrée par Claudette et Jean Bernard Caux d’un « tissage de textes » convoquant Giacometti et ceux qui ont si bien écrit sur son univers plastique et intime, de Genet à  Sartre en maraudant par Ben Jelloun.

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