Petit matin blême à l’Arsenic

Au matin

Au Matin de Fabrice Gorgerat a comme point de départ une phrase tirée du poème Mauvais sang, partie la plus longue d’une Saison en enfer  de Rimbaud, un texte riche en contradictions, qui repose sur l’alternance d’une liberté illusoire et d’une captivité réelle : « Au matin j’avais le regard si perdu et la contenance si morte que ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu. » C’est le parler par énigme que les Grecs révéraient et redoutaient à  la fois Ou comment explorer un sentiment d’irréalité, d’étrangeté face à  soi-même dans le petit matin blême.Entretien avec Fabrice Gorgerat. Par Bertrand Tappolet.

Poétique de l’effacement

Ce théâtre de l’identité mise en crises en forme de sensorium s’achève sur un poème extrait de Romances sans Paroles dû à  Verlaine, chef-d’oeuvre impressionniste et rimbaldisant, avec une touche de surréalisme : « L’ombre des arbres dans la rivière embrumée / Meurt comme de la fumée, / Tandis qu’en l’air, parmi les ramures réelles, / Se plaignent les tourterelles. / Combien, ô voyageur, ce paysage blême /Te mira blême toi-même, / Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées /Tes espérances noyées ! » De Rimbaud à  Verlaine, ce que l’on peut déceler et qui veine cette création, c’est une sorte de dépossession multiples ; la parole n’assure plus la cohésion d’un moi qui semble avoir perdu ses repères. Des actions sans paroles, à  la fois étouffées et vertigineuses, plaintives et vite arrêtées. D’où un rapport éminemment organique avec une concrétude : la peau, les cheveux, les lampadaires salonnards dessinant une forêt.

Positions du quotidien
Le quotidien, en somme, c’est « la volonté de forme », le désir de se donner une certaine figure spatiale, temporelle, causale, qui confère ordre, mesure et assurance à  notre situation absolument déterminée. Entre les deux citations, une forme de poème d’un lever de jour plutôt neurasthénique sur fond de six machines à  café, miroirs multiples (référence à  la figure de Narcisse abordée par Ovide dans ses Métamorphoses) lampes en pied de salon aux abat-jours parcheminés. Le tout disposé dans une sorte d’appartement témoin. Une banalité générique qui permet de « trouver un rien et la poésie de ce rien », souligne le metteur en scène. à€ main droite, une cuisine en formica blanc, à  main gauche un living, fenêtres grandes ouvertes sur une immense plante verte. Des feuilles sont sorties des placards, enlacent les visages par larges brassées suscitant une hybridation homme-nature. Avant de joncher le sol signalant un possible retour aux jeux enfantins où la table devient cachette-sanctuaire.

Contrainte du réel
Partir de la scène, de son dispositif, de ses énergies telluriques, de sa combustion des mots, du corps de l’acteur mis en espace. On est peu à  peu pris par une ironie ouatée, des traces de dialogues laissés souvent en pointillés, la manière de poser une atmosphère maraudant sur les terres de l’enfance avec ce que l’on peut parfois croire naufragé au sein d’un théâtre devenu machine à  engranger l’audimat : un sens du merveilleux, un « réenchantement » du monde, dont la loufoque maïeutique infuse avec une déconcertante douceur. Fabrice Gorgerat pratique le théâtre comme une expérience chimico-physique : il prend des choses à  lui, découpe chez les autres des textes, des références, des images, des histoires, dispose l’ensemble sur le plateau, avant de mettre des humains dedans. Et nous nous interrogeons à  considérer la manière dont ils se dépatouillent avec ce monde, qui leur colle à  la peau, comme la nuit passée qui s’ébroue dans l’hypnose diurne. La pièce se colore à  présent d’une douceur, d’une gravité, d’une drôlerie et d’une légèreté déconcertantes. Chez Gorgerat, avec cette large scène grand angulaire montée sur proscenium, qui semble s’offrir naturellement au public comme une radiographie de nos vies hébétées et sous hypnose, avec cette façon de jouer en faisant face aux spectateurs, avec ce mélange de chant, de danse et de théâtre (et de fondu au noir cinéma), le tout très étroitement imbriqué, il y a une sorte de complicité qui peut s’établir avec le public.

Jour intranquille

Les scènes procèdent par accumulation jusqu’à  pour certaines d’entre elles une forme de violence implosive. « Ces montées sont autant d’échec avec une intrigue progressant en sourdine. Des essais ratés à  l’image de ce moment où les protagonistes se cognent contre une vitre flexible et plastifiée, la lavant d’abord, puis s’y confrontant jusqu’à  l’étouffement. C’est une rythmique de l’impossibilité où chacun est comme englué. La scène finale devenant celle d’ouverture. Ces progressions de violence sont ainsi loin d’être libératrices. »

On songe au dramaturge et metteur en scène français Philippe Quesne et sa Mélancolie des dragons, du théâtre ambient, où le quotidien décalé se tuile d’étrangeté dans un théâtre hétéroclite basé sur le glanage, la collecte, insufflant de nouveaux cadres au quotidien. Puis on oublie au passage d’un texte du metteur en scène lausannois sur le phénomène de reconnaissance et d’irréalité tant corporel qu’imagé : « Est-ce que quand je te tiens la main dans la rue et que je pense au corps d’une autre fille, ta main est encore vraiment une main ? Est-ce qu’à  ce moment-là  on peut encore appeler ta main une main ? Est-ce qu’on s’est déjà  vraiment posé la question de savoir si à  ce moment-là  ta main est une main ? » Ce qui n’était tantôt que suggestion dans cette façon pour une comédienne (Anne-Maud Meyer) de se mirer de guingois et sous toutes les coutures au fil d’un solo plein de déhanchements et de distanciation au fond d’une cuillère à  café devient alors par trop explicite.

Pour trouver plus de lignes de fuite et d’échappées réflexives, on préfère faire retour à  Georges Perec. Soit un fragment d’ Un homme qui dort du romancier-sociologue chanté et joué faux à  la guitare avec son portrait d’une solitude urbaine autant inspiré par Kafka que par le Bartleby de Melville. Un texte où tous les aspects de l’intrigue traditionnelle sont absents.  Le narrateur décrit l’expérience que le personnage a du quasi-sommeil, du processus du sommeil. Le personnage est mi-conscient de son être et de son corps. La grisaille hante ses yeux. Mais aussi au philosophe et photographe « objecteur de vision » Jean Baudrillard s’interrogeant dans son essai, Le Système des objets, sur le sens nouveau que trouvent les objets de la vie quotidienne dans nos sociétés postmodernes. Ici l’objet supplanterait le sujet dans les stratégies de séduction, à  en croire un extrait cité par une interprète d’ Au matin (Anne-Maud Meyer), le visage tartiné d’un masque d’argile prêt pour le peeling, le corps bientôt animé de furtifs et tranchants mouvements.

Bertrand Tappolet

Au Matin, jusqu’au 30 novembre, Arsenic, Lausanne

Publié dans scènes