Du «soft power» à  la «soft gouvernance»

Interview du Professeur Joseph Nye, Kennedy School, Harvard, Boston. Par Xavier Comtesse.

Alors que les négociations étatiques peinent à  relancer l’OMC, à  repenser l’ONU, à  restructurer l’OMPI, la société civile, les ONG et les grandes entreprises entrent en action dans la gouvernance des affaires du monde. Ce grand chambardement porte désormais un nom: la «soft gouvernance». Un homme est à  l’origine de ce nouveau concept: le Professeur Joseph Nye. Son interview révèle la pertinence du changement et propose d’occuper une place unique: celle où le monde viendrait désormais à  Genève penser le monde après y être venu pour le panser.

Xavier Comtesse : Qui sont les nouveaux acteurs des relations internationales?

Joseph Nye : Classiquement les relations internationales entre les gouvernements étaient conduites par les diplomates; ce que nous avons constaté, c’est que le modèle du contrôle étatique en vigueur concernant les évènements hors de nos frontières a échoué et cela a terriblement changé. Ce n’est pas tant que l’Etat est devenu obsolète. C’est juste une nouvelle étape dans laquelle l’Etat reste encore un acteur, mais où la scène politique est maintenant surchargée (encombrée) par des acteurs de deuxième plan (secondaires) et cela change la nature de la politique mondiale. Si vous observez l’impact de la révolution de l’information et l’accélération de la globalisation, vous constatez que des acteurs non étatiques ont pris le pouvoir et font des choses qui étaient du ressort généralement des États.
En effet, il existe plusieurs multinationales, par exemple, qui ont des ventes annuelles beaucoup plus importantes que le PIB d’une majorité de pays dans le monde. Il y a évidemment des ONG qui font du bon boulot comme «Médecins sans frontières» ou «OXFAM» qui sont puissants et qui dans plusieurs cas, ont aidé des gouvernements à  mettre en oeuvre programmes et assistance. Mais, il existe aussi une prise de pouvoir de certains acteurs non étatiques qui est désastreuse comme dans le cas du terrorisme transnational (entre États).
C’est terrifiant de constater qu’Al Quaeda qui était un acteur non étatique, ayant des cellules dormantes dans 50 ou 60 pays, a été capable de tuer plus d’Américains le 11 septembre 2001 que Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. C’est en cela une illustration type d’un monde politique en mutation.
Ce n’est pas qu’Al Quaeda est plus important que n’était le gouvernement japonais en 41 mais il a été capable de commettre des actions qui auparavant étaient uniquement réservées aux gouvernements. Ainsi les États, qui avaient l’habitude d’entretenir des relations resserrées entre eux par le biais de leurs diplomates et hauts fonctionnaires, se trouvent dans une situation nettement plus complexe sur le plan des processus politiques internationaux: ils restent des acteurs de premier plan, mais la scène sur laquelle ils agissent est plus encombrée et il leur est difficile de ne pas tenir compte de ces acteurs non étatiques.

Que savons-nous de ce modèle? De quelle manière l’agenda est-il établi?
Traditionnellement, les choses étaient gérées dans le cadre des politiques internationales. On procédait avec un agenda strictement établi par les principaux gouvernements qui étaient essentiellement orientés sur les questions de pouvoir et de sécurité, et de la défense militaire. Si vous regardez le monde aujourd’hui, vous constatez que l’agenda est établi en partie par les acteurs non étatiques et, à  part les questions de sécurité, de nombreux thèmes sont abordés comme les changements climatiques, les pandémies, le crime organisé et bien sûr les questions liées au terrorisme international. Il ne fait pas de doute que l’agenda du gouvernement à  Washington a été beaucoup plus dicté par des acteurs non étatiques, plutôt liés au terrorisme international.
Ce nouveau modèle n’est pas une organisation bien structurée. C’est une organisation en réseau, et ce réseau est très influent sur la «soft gouvernance», a de la facilité à  attirer des personnes de par le monde. Après tout, Ben Laden n’a jamais forcé quiconque à  s’écraser contre les tours du World Trade Center, mais les a plutôt incités à  travers ce «soft power» à è le faire. Lui ou ses cofondateurs ou successeurs ont tout simplement poussé des gens à  Londres, Madrid ou ailleurs, à  entreprendre des actions qui, traditionnellement, étaient du ressort des gouvernements. En règle générale, celui qui gagnait, possédait la plus grosse armée, mais aujourd’hui, nous devons prendre conscience que celui qui gagne sur la scène politique internationale est celui qui détient le meilleur argumentaire.
à€ l’ère de l’information, cela veut dire que le «soft power» a le talent de persuader, de séduire ou d’entraîner tout aussi important que le «hard power» a celui de contraindre.

Pourquoi ce processus prend-il autant de temps?

Je pense que cela va prendre beaucoup de temps car, aujourd’hui, dans nos lois internationales deux principes opposent les États souverains aux règles internationales.
Ainsi l’échec des forces du maintien de la Paix, concept supranational, s’oppose à  la souveraineté des nations qui au regard de la constitution de l’ONU, admet chaque État comme souverain de son propre territoire et ayant un contrôle sur celui-ci.
Le second principe repose sur les lois internationales en matière humanitaire, mises en place après la seconde guerre mondiale et qui interdisent à  un gouvernement de menacer ses propres sujets comme c’est le cas au Darfour où le gouvernement n’est pas autorisé à  violer les droits humains ou à  ordonner un génocide.
Vu le dilemme entre ces deux règles, le «soft power» prendra au moins une génération pour bien fonctionner.
Les gens sont captifs de ce dilemme. D’une part, ils ne veulent absolument pas abandonner leur souveraineté et d’autre part. ils n’acceptent pas non plus qu’un gouvernement puisse violer les droits humanitaires, peu importe le sujet. Si bien qu’ils sont déchirés entre le désir de protéger l’autonomie de leur communauté dans un cadre étatique et le fait qu’ils n’acceptent pas d’un gouvernement qu’il agisse d’une manière qui violerait le droit du citoyen.
Pouvons-nous dès lors parler de «soft gouvernance»?
Effectivement, nous constatons que des organisations comme le système onusien sont gérées par des délégués de chaque gouvernement ayant pour instructions de défendre au mieux les intérêts nationaux. Mais ces organisations gouvernementales ont été supplantées par des réseaux non officiels qui se rencontrent de manière informelle pour discuter de nombreux problèmes comme la sécurité, les commissions d’échanges, les questions financières. Ils se rencontrent à  Washington avec leurs homologues de divers pays, apportant des réponses par exemple sur les changements de règles et de procédures de tel ou tel pays. Les représentants officiels pour l’agriculture côtoient ceux de la santé, certains sont issus d’organisations non étatiques, d’autres font partie de réseaux intergouvernementaux, et tous débattent d’affaires concernant la gouvernance en dehors du cadre législatif rigide d’un gouvernement. C’est ça la «soft gouvernance».
Je pense que dans le futur, nous allons avoir à  faire à  de nombreuses forces internationales qui seront des organisations en réseaux, flexibles et qui apporteront aux gouvernements des réponses plus rapides aux nombreux problèmes soulevés. Cela veut dire que des cercles informels communiqueront avec des officiels du ministère des finances pour contrôler les flux financiers liés au terrorisme par exemple

Cela peut aussi fonctionner avec la police des frontières ou des services secrets en matière de lutte contre le terrorisme international.
De même, si vous observez le phénomène de la pandémie, il sera utile d’avoir de nombreux contacts avec des réseaux informels et avec des responsables sanitaires qui seront aptes à  développer une aide locale en communiquant de manière informelle et en parallèle des procédures de travail entreprises par des officiels de la santé d’un gouvernement.
Ainsi, il sera fort nécessaire de développer toute une série de réseaux aptes à  répondre à  ce type de problèmes entre les Etats.

Quel type d’organisations ces réseaux apporteront-ils?

Vous observez que nous sommes entrés dans l’ère de la communication bon marché où chacun peut jouer un rôle, rendant plus difficile l’organisation de la coordination. Précédemment, quand les communications entre les continents étaient encore inabordables, beaucoup d’acteurs ne participaient pas du tout et cela était réservé à  une bureaucratie en place comme les gouvernements, les grandes compagnies ou peut-être quelques grandes ONG. Aujourd’hui, n’importe qui a la possibilité de communiquer par Internet, chacun d’entre nous peut intervenir dans la discussion, avoir accès à  la connaissance. Plus de connaissance signifie un pouvoir qui se répartit plus largement, mais qui diminue du fait que le pouvoir s’éparpille. Il devient plus difficile de se coordonner pour celui qui espère un meilleur résultat.
Comment voyez-vous l’avenir de Genève?
Je pense que Genève possède certains avantages, comme son passé de centre international, ses relations avec les nations dominantes aussi bien qu’avec l’ONU, son ambiance cosmopolite, tous ces éléments sont des avantages notoires que Genève peut utiliser. Elle doit être un noeud central et par conséquent le faire savoir notamment à  l’étranger et en déclarant aux ONG qu’elles sont les bienvenues ici et que vous souhaitez les rassembler sur votre territoire autour des organisations onusiennes. Tout cet ensemble fera que Genève se définira comme un lieu de rencontre qu’elle pourra promouvoir.
Il est intéressant dans ce monde de «hard power» d’imaginer qu’un petit pays comme la Suisse puisse jouer un rôle-cté danE le «soft power» et est le seul à  avoir la chance d’obtenir ce qu’i veut grâce à  son pouvoir de persuasion. Un petit pays ou mêmE un petit canton peut se profiler au niveau mondial en se mettant en valeur grâce au «soft power».
J’aimerais citer l’exemple de la Norvège. La Norvège est un petit pays de 5 millions d’habitants dont peu de gens à  l’extérieur du pays parlent la langue. Elle n’est pas membre de l’Union européenne et s’est attribuée plus d’intérêt qu’elle n’aurait jamais espéré, tout simplement en conduisant une politique de médiatrice dans le processus de Paix au Sri Lanka et au Moyen -Orient. Ceci lui a permis d’obtenir un regain d’intérêt et lui a valu une meilleure assise sur le plan international. Je peux même vous assurer que la Norvège n’a jamais possédé de superpouvoir sur le plan militaire!
Vous êtes donc tout à  fait capables de développer ce même genre de politique avec la «soft gouvernance». Par analogie la Suisse en général, et Genève en particulier, peuvent profiter de leur rang mondial pour prendre à  leur compte ce «soft power» car Genève est devenue le point central en matière de communications. Grâce aussi à  sa politique d’ouverture et d’hospitalité, à  la fois pour tous ses nouveaux réseaux et autour d’organisations officielles déjà  existantes. Je pense qu’avec ces incroyables atouts, Genève pourrait augmenter le «soft power».

Pour ce genre de politique avons-nous besoin d’un Think Tank et d’une masse critique et intellectuelle?
Je pense qu’il est juste de posséder une masse critique et un capital intellectuel venant de l’université, de l’Institut HEI ou d’autres instituts, sans oublier bien sûr le World Economic Forum. Si les bases existent, cela ne suffit pas à  obtenir une masse critique.
En effet, je me souviens d’une conversation avec Klaus Schwab, il y a quelque temps, sur la possibilité de faire venir des stagiaires au «World Economic Forum» à  Genève, en doublant la période de 6 mois à  1 an.
Ne serait-ce pas merveilleux que le Canton puisse donner les fonds nécessaires à  HEI ou à  l’Université pour créer un Think Tank par exemple.
Ce Think Tank serait composé non seulement de stagiaires sur place mais aussi de personnes venant du monde entier et de manière temporaire. Le CERN le fait déjà  dans le domaine de la physique nucléaire. J’estime que nous devrions penser à  le faire au niveau des ONG, quelque chose qui ressemblerait au «CERN du soft power».
Vous qui savez le faire dans certains domaines, vous devriez augmenter ce transfert d’expériences pour pouvoir atteindre une dimension critique.

Quelles sont les chances de Genève?

Lorsque vous devenez un point attracteur d’un de ces réseaux, cela fait boule-de-neige et tout naturellement vous allez croître et changer d’échelle. Les gens se diront: «Vous savez, j’ai eu une expérience intellectuelle fantastique à  Genève, j’ai rencontré de nombreuses personnes du Brésil, d’Afrique du Sud, de Chine aussi bien que des États-Unis.» Si bien que les choses se feront d’elles-mêmes, vous aurez juste à  vous positionner de manière plus pointue et tout naturellement, cela attirera un grand nombre de personnes.

Que pensez-vous du glissement de l’Atlantique vers le Pacifique?
Nous devons considérer plus l’Asie que le Pacifique à  cause de la montée en puissance de l’Asie en termes de population. Cela sera la principale orientation de ce siècle et c’est pourquoi il faut en tenir compte. Mais évidemment, le rôle de l’Europe et de l’Amérique restera aussi important. La question qu’il faut se poser est: de quel côté allons-nous nous tourner? à€ Genève, vous être à  mi-chemin entre l’Asie et les Etats-Unis: essayez de ne pas choisir l’un ou l’autre!
Je pense que ce projet de faire de Genève un centre intellectuel possédant une certaine masse critique peut être un modèle qui pourrait être le coeur de votre prochain business.
Maintenant, vous avez plusieurs champs d’applications sur lesquels vous pouvez agir; vous pouvez parler d’Internet, encourager le travail des ONG ou vous orienter sur les relations Asie/ Europe.
Le seul point noir serait de trop s’éparpiller et, dans ce cas-là , vous pourriez perdre votre masse critique.
D’un côté, vous devez connaître les attentes et les intérêts des personnes à  Genève, et de l’autre, vous devez aussi vous investir dans beaucoup de domaines où vous avez de sérieux avantages compétitifs.

Et Washington?

Je pense que les États-Unis sont encore plus impliqués dans le «hard power» que nulle part ailleurs. C’est la tendance actuelle qui prévaut. C’est comme un enfant qui a un marteau et dont chaque problème ressemble à  un clou: parce que les Américains possèdent une incroyable force militaire, ils ont tendance à  résoudre les problèmes par la force.
Cela va certainement changer et nous allons passer plus de temps à  nous soucier de «hearts & minds». Etonnamment, nous avions compris cela pendant la guerre froide, mais après le déclin de l’Union soviétique, il y a eu une période d’incertitude comblée par un renforcement du pouvoir militaire qui sert à  assouvir nos désirs.
Quand j’ai écrit «Le paradoxe du pouvoir américain» en 2002, je disais que le paradoxe provenait du fait que nous sommes la nation la plus puissante depuis l’empire romain, en termes de «hard power» qui n’est plus adapté à  résoudre les problèmes et je pense que nous commençons lentement à  le comprendre.

Voir les Cahiers de la Fondation pour Genève. 1. la soft gouvernance; 2. le multi-stakeholder; 3. les processus & méthodes; 4. l’agenda.

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