Dans le cadre du Festival de la Bâtie, une transposition pour le théâtre de La Maman et la Putain étonne encore par sa thématique décalée : alors que la société revendique une redéfinition des rapports amoureux, le film de Jean Eustache s’achève sur une très traditionnelle demande en mariage, et montre la tristesse d’une certaine « liberté sexuelle ». Ou encore le désespoir lié à l’avortement. La jalousie, sentiment que chacun affecte d’évacuer, frappe à son tour chacun des personnages principaux. Entretien avec Dorian Rossel
par Bertrand Tappolet
Liberté sexuelle et douleur
La tendresse, le plaisir, l’angoisse, la folie, la liberté sexuelle, la souffrance à la limite du supportable. Il y a tout cela dans l’adaptation pour la scène du film d’Eustache que Dorian Rossel sous l’intitulé « Je me mets au milieu mais laissez-moi dormir ». Face au spectateur donc, envisagé comme un partenaire à qui l’on s’adresse directement, le trio d’acteurs dirigé par Rossel n’en finit pas de jouer aux chaises ou chacun cherche sa place. Cette valse-hésitation convoque sur le mode dramatico-burlesque l’équilibre chancelant et les impasses du trio amoureux, dont le centre de gravité ne cesse de basculer de l’un à l’autre La Maman et la Putain est un texte où la poésie dans l’expression des personnages surprend encore aujourd’hui. Marie vouvoie Alexandre. Véronika vouvoie Alexandre. Marie et Véronika se tutoient… et la maman semble plus proche de la putain que de son protégé. Pourtant Alexandre baise Marie et Véronika. Marie et Véronika, donc, se catalysent. Le couple selon Eustache fonctionne sur le cloisonnement des affects, l’étanchéité des désirs, les apparences encore sauves, mais déjà l’amour, le désir encore en fuite face à un idéal communautaire mis en crise.
Le film devenu pièce pose sans cesse la question du personnage. Godard prétendait, un rien provocateur, qu’il n’y a pas de personnage au cinéma. Eustache et après lui Rohmer, son contemporain de la Nouvelle Vague, semble répondre: « puisqu’il n’y a pas de personnage, alors partons à sa recherche ». Et Eustache de bâtir cette figure de séducteur problématique en détruisant au fur et à mesure du récit les hypothèses sur lesquelles le spectateur avait cru pouvoir s’arrêter. On est déjà , lors du tournage, c’est à dire en 1972, dans la retombée de mai 68, dans le déclin des utopies, sous le règne de la Nouvelle Société. Et de pics adressés, au détour d’une conversation, à Jacques Duclos, au PCF ou à Jean-Paul Sartre, au MLF ou à certaines lourdes fictions de gauche italiennes. Sa transposition au théâtre, « Je me mets au milieu mais laissez-moi dormir » témoigne avec une rare lucidité de cette idéologie de la liberté sexuelle, feint d’épouser la doxa amoureuse pour en dévoiler le caractère injonctif, répressif, pour en révéler les zones cachées, celles que l’aveuglement produit par des mots d’ordre interdisait de voir : le tourment, la souffrance.
Bertrand Tappolet
Du 1er au 4 septembre,
Théâtre l’Alchimic. Rés. : 022 738 19 19