A l’Orangerie, Andrea Novicov questionnera le théâtre et sa relation au monde

Andrea Novicov. Photo Amos Zoltan.

Andrea Novicov est nommé au Théâtre de l’Orangerie pour une période de trois ans, renouvelable deux fois. Son projet artistique reflète son fort intérêt pour les relations qui lient l’homme à la nature. Interview.

Andrea Novicov, quelle approche caractérise votre projet pour l’Orangerie ?

C’est un lieu de théâtre, donc on fera du théâtre. Mais c’est un théâtre au milieu de la nature, et de cela découle le projet. La question qui se pose est que le théâtre s’est jusqu’à présent très peu confronté avec la question de l’homme et de l’environnement. Il semble que ce soit un sujet qui lui est étranger, comme s’il ne savait pas comment le traiter ni quoi en faire.
C’est une question intéressante à analyser car au fond on peut se dire que nous avons un côté très anthropocentrique dans le théâtre, c’est à dire que principalement il y a « l’homme et sa pensée, voire sa parole », et la culture qui a créé ce type de théâtre est justement celle qui a montré toutes ses limites ces dernières décennies.

C’est à dire que ce que habituellement nous entendons par théâtre est bâti sur les mêmes bases philosophiques et culturelles que celles sur lesquelles est établi le rapport entre l’homme et la planète depuis quelque milliers d’années. A un certain moment, l’homme s’est séparé de la nature, et a entraîné une réaction en chaîne ; l’homme a décidé qu’il n’était ni nature, ni animal, ni plante, ni autre ethnie, ni femme. Il a décidé qu’il était au centre, et le reste tournait autour de lui, était à son service, était ressource à exploiter, saccager, manipuler, dominer et détruire. Mais si nous considérons cette attitude sur le temps total de la présence de la vie sur la terre, et que nous prenons comme unité de mesure 24 heures, nous sommes en train de parler des dernières 2 minutes, pas plus que ça.

Cette volonté de domination est historique, au moins depuis le XVIIe siècle ?

 Oui, Descartes, Pascal et d’autres ont bien alimenté cette séparation. Le puritanisme aussi et la révolution industrielle sont les moments forts de cette fracture. La dramaturgie des derniers siècles a intégré cette vision du monde et aujourd’hui elle éprouve une certaine difficulté à se positionner autrement.
L’homme est au centre de la planète uniquement depuis deux minutes, et pendant ces deux minutes il a fait une belle série de dégâts ! Il faut peut-être qu’il abandonne ce positionnement et qu’il accepte à nouveau, comme il l’a fait pendant des centaines de milliers d’années, qu’il est uniquement une des espèces qui vivent dans cet environnement et qu’il doit cohabiter avec les autres.

En réfléchissant à la traduction de cette prise de conscience sur un plateau, on pourrait affirmer que l’essentiel de ce que l’on appelle aujourd’hui les nouvelles esthétiques, la pluridisciplinarité, etc., ne sont rien d’autre qu’un ensemble de tentatives différentes de récréer des écosystèmes, plus équilibrés. Subitement, la lumière, le son, la matière, le site, l’architecture, et l’homme cohabitent à nouveau pour raconter une histoire.

Comment le théâtre peut-il s’ouvrir à de nouvelles expériences ?

Il existe désormais des expériences sociétales de plus en plus fréquentes tels que les « villes en transition », la création de « potagers urbains », d’espaces dans lesquels on dépasse soit la situation de déni : « le problème écologique va se résoudre tout seul… l’homme trouve toujours des solutions… la technologie va nous aider… » soit l’attitude de catastrophisme nihiliste. Ce sont des tentatives de changer de cap, de proposer quelque chose, non pas parce que l’on croît sauver la planète en recyclant nos bouteilles, car les vraies responsabilités sont ailleurs, mais c’est une question de « vie intérieure » car on ne peut pas survivre en tant que personne dans le déni ou le catastrophisme.

J’ai besoin dans mon quotidien de garder l’espoir d’un changement de cap possible. Au niveau sociétal, les expériences intéressantes se multiplient, mais théâtralement j’en connais très peu. J’ai remarqué les projets de la Scène nationale d’Amiens, qui propose le festival des hortillonnages « Arts, ville et paysage », de même que le projet Déambule proposé par Bonlieu, la Scène nationale d’Annecy. Ce sont des exemples qui annoncent que le théâtre commence à se positionner autrement face à la question primordiale de l’environnement.

Comment cette conscience de la nature va-t-elle influencer la programmation ?

Pour commencer, les contenus seront plus importants que les esthétiques, c’est à dire plutôt de quoi on parle et comment on en parle. Seront privilégiés les projets qui traitent de la grande question du comment ça s’est passé, quand est-ce que ça s’est passé, quand cette séparation entre Homme et Nature a-t-elle eu lieu, quels types de formes ont prises ces séparations qui ont eu lieu entre nous et le contexte, avec quelles répercussions, et dans quelle direction allons-nous aujourd’hui.

Ces domaines sont intéressants à étudier, car même à l’intérieur d’un répertoire classique il est possible d’analyser et de lire une pièce autrement. Par exemple, jusqu’à il y a très peu de temps, sur un plateau, la nature était évoquée, parfois encore avec une toile peinte, mais de plus en plus nous avons des vraies matières. Il faut envisager de permettre à la nature, quand elle est inscrite dans les œuvres, de reprendre le place qui lui est due en tant que protagoniste de notre vie, bien plus de ce que nous pensons. C’est une démarche qui peut être très révélatrice.

Est-ce que Songe d’une nuit d’été de Shakespeare est l’histoire d’amoureux qui tentent de se retrouver, ou est-ce l’histoire d’êtres humains qui sont incapables de résoudre la question de leur relation et qui demandent à la forêt et à la nuit d’été de les aider ou de la résoudre pour eux ? C’est une question de point de vue. Il est possible de réaliser une mise en scène du Songe d’une nuit d’été où la forêt et la nuit d’été en seraient le centre. Songeons à combien de nuits d’été ont changé notre vie ? Beaucoup. C’est comme cette expérience de montrer une photo des deux personnes au milieu d’une forêt et demander ce qu’il y a dans la photo. La majorité des personnes répondent « deux personnes » sans se rendre compte qu’ils oublient de citer un bon millier d’extraordinaires espèces végétales qui entourent ces deux banals spécimens d’homo sapiens.

Votre projet ne pouvait trouver meilleur cadre que l’Orangerie ?

Ce projet est né pour L’Orangerie, il ne pouvait pas être développé ailleurs, je n’ai pas postulé à la direction d’autres théâtres car j’ai une profonde envie de questionner la façon dont nous apprivoisons le monde. J’ai la bouleversante sensation d’un grande erreur, nous avons oublié une entière partie de nous-même et le changement que nous souhaitons au monde passe par une autre approche de ce monde.
La terre est malade parce que nous le sommes, et si nous ne soignons pas notre esprit, nous ne pourrons pas guérir la planète. Donc pour guérir les esprits il faut voir les choses différemment. Dans une certaine mesure, ce projet tient de mon expérience aux Bains des Pâquis avec lesquels j’ai collaboré ces dernières années lorsque j’ai pris un peu de recul avec le théâtre. Les Bains sont l’exemple constant d’un écosystème dans lequel on apprivoise le monde en considérant tous ses éléments, l’eau et le soleil, la nourriture, les installations d’arts plastiques, la musique, les massages, etc.

On ne peut plus lire le monde comme on le lisait avant. Notre civilisation va à la dérive et il nous faut adopter une autre vision, sans être naïf ni faire preuve d’un positivisme absolu, bien conscients que les responsabilités principales sont extérieures à nous. Nous avons aussi besoin de visions fortes, d’histoires fortes, d’« utopies réalistes ». Martin Luther King disait « J’ai fait un rêve », il ne disait pas « J’ai fait un cauchemar ».
C’est vrai, la situation de notre planète est cauchemardesque. Maintenant que nous l’avons dit, on peut passer à autre chose et commencer le travail.

Propos recueillis par Jacques Magnol, 12 septembre 2017.

Andrea Novicov s’initie au théâtre de l’Ecole Dimitri, à Verscio. Dès la fin des années ’70, il travaille en tant que comédien en Suisse, en Espagne et au Portugal ou il perfectionne sa formation. Il s’installe ensuite en Italie et met en scène ses premiers spectacles tout en collaborant à des projets de cinéma en tant que scénariste. Il entame également un parcourt pédagogique à Milan puis dans les écoles professionnelles de Suisse romande. En 1995, il fonde la Compagnie Angledange avec laquelle il crée plus d’une vingtaine de spectacles. De 2008 à 2013, il dirige le Théâtre Populaire Romand à la Chaux-de-Fonds.

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