À l’abri des regards depuis 37 ans, une pendule mystérieuse refait surface à Genève

Aurel Bacs, le 11 mai 2025. Photo: Sebastien Maflin.

Une rare pendule mystérieuse soustraite aux regards depuis sa dernière exposition à Genève en 1988 a refait surface lors des ventes Phillips en association avec Bacs & Russo à Genève le 11 mai dernier.

Chef-d’œuvre de l’Art déco, la pendule mystérieuse Portique, Cartier, 1924, allie illusion horlogère et inspiration orientale. Ses aiguilles semblent flotter sur un cadran en cristal de roche, suspendu entre deux colonnes en quartz rose. Un dragon de diamants incarne puissance et longévité, symboles centraux de l’imaginaire impérial chinois.

L’illusion au service du temps : aux origines des pendules mystérieuses

Avant d’orner les vitrines de Cartier, le mystère des aiguilles flottantes prend racine au XIXe siècle, dans l’atelier d’un horloger devenu illusionniste : Jean Eugène Robert-Houdin (1805–1871). D’abord horloger à Blois, il se passionne pour les automates et met au point des mécanismes d’une ingéniosité telle qu’ils semblent animés d’une vie propre. Parmi ses inventions, les horloges dites « mystérieuses », dont les aiguilles semblent flotter sur le cadran sans lien visible avec un mouvement, marquent une révolution esthétique et technique. Il y emploie des disques de verre entraînés par des systèmes cachés, à l’image de ses spectacles où la mécanique se fait invisible.

Un demi-siècle plus tard, Maurice Coüet — héritier de cette tradition horlogère et collaborateur exclusif de Cartier — s’empare de ce principe pour créer, dès 1912, les premières pendules mystérieuses de la Maison. Le mouvement, désormais dissimulé dans le socle ou suspendu dans un cadre, anime des aiguilles en diamant, semblant flotter dans un espace de cristal. Le geste illusionniste de Robert-Houdin se transforme alors en chef-d’œuvre d’art décoratif, au service de l’horlogerie la plus précieuse. En somme, Robert-Houdin incarne un moment-clé où l’horlogerie, l’automatisme et le spectacle magique fusionnent pour donner naissance à un nouveau langage esthétique et technique.

Dans son livre particulièrement documenté sur Cartier, Hans Nadelhoffer, directeur de Christie’s Genève dans les années 1980, dévoile le secret qui était, depuis le premier jour, censé ne pas être révélé: « le pouvoir de fascination de l’invention de Couët repose sur le principe d’une illusion d’optique habile. Les aiguilles semblent flotter dans l’espace sans liaison apparente avec le mouvement. En fait, chacune est fixée sur un disque de cristal à bord de métal dentelé conduit par un système de crémaillère caché dans l’encadrement du boîtier. La première « pendule mystérieuse » de Couët repose sur un axe à système latéral. En 1920, il imagine un autre modèle à axe central simple. Les deux modèles seront par la suite appliqués.

Le mouvement se loge dans le socle massif en jade ou en onyx, sur le dos de quelque monstre fabuleux (la pendule tortue), ou bien, comme dans le modèle « Portique », dans le fronton du toit. »

Pendule mystérieuse Portique no 3, Cartier, 1924. (détail).

Le goût des chinoiseries dans les années 1920
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’Europe connaît un regain d’intérêt pour les arts extra-occidentaux, dans un contexte d’ouverture culturelle et d’exotisme recherché. Le mouvement Art déco, qui émerge dans les années 1920, intègre volontiers des motifs, formes et symboles venus d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique précolombienne. Parmi ces influences, l’art chinois exerce une fascination particulière, incarnée par l’usage du jade, des dragons, des laques, ou encore des motifs de temples et de grilles décoratives. Cartier, comme d’autres grandes maisons de luxe, s’approprie ce langage visuel avec raffinement, dans un dialogue entre tradition artisanale européenne et imagerie orientale idéalisée. Ces « chinoiseries » ne cherchent pas l’authenticité ethnographique, mais traduisent plutôt un imaginaire nourri de voyages, de collections privées et d’objets d’art importés. Elles reflètent aussi une époque en quête de splendeur, d’évasion et de formes nouvelles, au croisement de l’histoire et du rêve.

Pendule mystérieuse Portique no 3, Cartier, 1924.

L’empereur intermédiaire entre le ciel et la terre

Les pendules Portique intègrent souvent des éléments chinois, comme du jade sculpté, monté sur des colonnes en émail noir, cristal de roche ou onyx. Ces pièces furent notamment présentées à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes à Paris en 1925, où la Gazette du Bon Ton les décrivit comme des « merveilles de l’art horloger, irréelles et semblant tissées de rayons de lune, [qui] voilent le mystère du temps dans l’ombre d’une ancienne divinité de jade, entre deux colonnes de quartz rose, émaillées de dragons noirs ».

La pendule Portique numérotée 3 (référence 0339), réalisée en 1924, est restée dans une collection privée depuis sa vente publique le 18 octobre 1988 (pour 1,5 million de francs, nous rappelle Aurel Bacs). Elle est probablement la plus élaborée et importante de la série, représentant une pièce centrale de cette collection rare. Son cadre, évoquant un temple chinois, est constitué de deux colonnes carrées en quartz rose, ornées à leur base d’émail noir et de motifs inspirés de la grille asiatique. À la base, deux lions chinois « Fo » sont placés de part et d’autre de l’entrée, chacun porteur de symbolique : la lionne protège les habitants (l’âme intérieure), tandis que le lion mâle veille sur la structure (les éléments matériels).

L’arche du temple est décorée d’un écran composé d’onyx noir, de cristal de roche et d’émail, centré sur le symbole chinois « shou » (longévité), formé de diamants taille rose et entouré d’un cercle émaillé noir. Cet écran est suspendu par trois chaînettes en or, retenant la partie la plus remarquable de l’horloge : un cadran « mystérieux » dodécagonal en cristal de roche sculpté, sur lequel les aiguilles, serties de diamants taille rose, prennent la forme d’un dragon. En Chine, le dragon symbolise l’empereur, figure d’autorité suprême, intermédiaire entre le ciel et la terre, porteur de prospérité et de fortune.

Actuellement, les ventes aux enchères permettent de découvrir ces oeuvres, dont la réalisation demande entre trois et douze mois. Après la baisse d’intérêt pour l’Art Déco, dans les années 70, ces pendules profitent de cette redécouverte de 1’« Art Déco horloger» matérialisée lors de la vente de la collection H. Robert Green en 1978, où la vente de la pendule « Portique» mit en évidence un intérêt particulièrement vif.

Présentée pour la première fois à l’Exposition des Arts Décoratifs de 1925 à Paris, cette pendule Portique no 3 adjugée 3,932,000 francs, le 11 mai 2025, a donc refait surface à Genève chez Phillips après plus de trois décennies passées entre des mains privées.

Bibliographie : Cartier. Hans Nadelhoffer. Editions du Regard.

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