La danse, la guerre et l’oubli

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Photos Ursula Kaufman.

Entretien avec la chorégraphe Eszter Salamon

Bertrand Tappolet : D’où vous est venue l’idée du titre « Monument 0 » ?

Eszter Salamon : Cette réalisation s’inscrit dans une série de travaux très différents et imaginée sur plusieurs années confrontant pratique chorégraphique, historicité et histoire. Ces créations peuvent être représentées à la fois dans une espace muséographique et des théâtres.

Il s’agit de confronter une pratique chorégraphique personnelle et certaines manifestations canoniques de la danse, comme forme d’art codifiée, à ce qu’il est habituellement entendu par l’idée de Monument. Soit l’édification d’une mémoire officielle – le Mémorial – afin de commémorer l’action de personnes, actes, phénomènes ou événements historiques. La notion de Monument 0 induit une perturbation dans l’idée même de la célébration, la manière dont nous construisons traditionnellement le monument afin de conserver la mémoire, le souvenir, notamment par une création artistique.

Ce qu’il en reste est la réminiscence d’une performance scénique, une certaine traduction et interprétation de ce qui a été vu et expérimenté en public. Au mieux, une possible prise de conscience ou plutôt une activation, animation des sens et de l’intellect du visiteur dans un cadre muséal ou théâtral.

Comme chorégraphe indépendante œuvrant en Allemagne et en France, c’est aussi la possibilité de créer un opus qui ne soit pas uniquement relié à un système de production artistique variant suivant les contextes nationaux et politiques de chaque pays soutenant ce type de projets réflexif et critique au long cours. Il y a ainsi ce désir de s’engager dans un autre cadre moins « événementiel », un projet spéculatif au long terme qui serait la somme de différentes formes de performances.

La question du Monument et de l’Antin-Monument est par essence problématique, impliquant un pouvoir étatique. Le « 0 » vient de là, comme une réinitialisation une refiguration critique d’un logiciel mémoriel dont les prochaines créations se déclineront en 0.1…

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Il existe des lieux de mémoires notamment en France autour de la Première Guerre Mondiale, précisément codifiés et normés par l’Etat. Mais aussi des monuments inexistants en Afrique, comme en République Démocratique du Congo où il n’existe aucun Mémorial rappelant les victimes des Guerres civiles qui ont décimé le pays depuis 1996. Vous proposez ainsi un dialogue entre l’inexistence de monuments et votre travail scénique qui voit les danseurs réalisant des chorégraphies guerrières en surgissant de l’obscurité pour y retourner. Une dramaturgie entre le visible et l’invisible, le champ et le hors champ d’une mémoire « monumentale ».

Malgré les prétentions étatiques visant à affirmer qu’il existe une version objective du récit historique, cette visée reste largement illusoire en réalité. En témoigne la subjectivité s’exprimant dans la manière de faire mémoire et commémorer. Pour les monuments liés à la Grande Guerre, ils correspondaient, comme d’autres, aux visées politiques et économiques d’une époque donnée.

Il y a sans doute un certain cynisme pour décider ce qui entre dans le domaine du visible de la commémoration historique et ce qui reste à la marge, voire entièrement évacué du registre de lieux de mémoires, les victimes, les personnes impliquées notamment.

Le terme même de « Monument » est problématique, car il est rattaché à une culture nationale et un pouvoir politique, économique. C’est ce qu’il est tenté d’interroger, de subvertir et de saper à travers Monument 0… Suivant le pays où nous vivons, nous sommes amenés à essayer d’oublier ou à ne pas se souvenir de manière trop aigue, ample et pérenne de certains événements et drames notamment. Tout ce qui est évacué de la mémoire personnelle et collective peut se ramener à un processus de refoulement, un mot identique à celui utilisé dans le domaine psycho-analytique.

On peut relever ainsi une guerre entre différentes interprétations de l’histoire et positionnements envers notamment des événements advenus qui varient suivant les sociétés et les époques. J’ai décidé de créer une pièce mettant en critique, de manière à étrangéiser (au sens brechtien) des conflits ayant éclatés sur ces cent dernières années (1913-2013) impliquant l’intervention de puissances occidentales. D’Asie en Afrique, j’ai donc rassemblé, principalement à partir d’internet, un corpus d’une soixantaine danses traditionnelles, folkloriques qui n’ont habituellement pas de liens entre elles mais sont toutes rattachées liées à la guerre, sa préparation.

Les interrogations principales concernent la domination épistémologique de l’Europe dans la manière d’écrire et faire l’histoire ainsi que de susciter un récit historique relativement au reste du monde. Ainsi, l’histoire de la danse moderne occidentale passe sous silence de multiples autres réalités et expressions chorégraphiques. Le travail dérive de ces questions essentielles de domination, de colonisation ainsi que du désir de célébrer une mémoire. Il s’agissait de mettre en tension ces deux histoires contrastées, contradictoires l’une européenne, l’autre plus souterraine, tue et refoulée liée aux colonisés.

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La scène d’ouverture de Monument 0 semble rattachée à un au-delà avec un chant funèbre et le corps des danseurs étendus comme des défunts. Elle rappelle la dramaturgie de Rwanda 94 où les fantômes des victimes du génocide rwandais refaisaient surface pour témoigner.

Ce tableau scénique est allusif, les danseurs sont étendus immobiles et une performeuse invisible entonne un chant funèbre Mapuche. Cette communauté indienne combat pour ses terres ancestrales. L’émotion qui surgit à l’écoute de cette chanson est favorisée par la non activité des danseurs qui peut faire écho à la représentation d’une scène mortuaire.

Le son (grognements, souffles, rythmiques des pieds) émanant des corps dansants est premier relativement aux images des mouvements qui se déploient dans une lumière de faible intensité.

L’option était de ne pas avoir de musique additionnelle. Ayant pratiqué les danses traditionnelles hongroises entre 5 et 20 ans, sons apprentissage est rattaché à celui du chant. Lorsque les gens dansent sans musiciens, il est commun que les danseurs chantent, soufflent et marchent de manière sonore. Cela dépend si vous faites disparaître cette dimension organique sonore comme dans le ballet classique qui exclut la notion de gravité, le danseur ne devant jamais montré qu’il fait un certain poids. Les danses traditionnelles multiséculaires ont souvent une relation inhérente puissante au sol. Ainsi les danseurs accompagnent leurs danses et mouvements de cette rythmique organique, tant les chorégraphies guerrières se réalisent essentiellement sans musique mais avec des scansions émanant des interprètes.

J’ai néanmoins trouvé avec des images semi documentaires des funérailles un résistant connu de la lutte indienne pour recouvrer les terres ancestrales, une chanson chez les Indiens Mapuche à travers un chant funèbre. Il s’agit d’un dispositif dramaturgique et chorégraphique que d’utiliser la voix, le souffle, divers manières de générer du son avec le corps.

Pour les souffles que l’on entend sur le plateau, relevons que ces danses sont extrêmement physiques. Le désir initial était dès lors de ne pas évacuer, dissimuler le besoin d’un certain volume d’oxygène pour soutenir le métabolisme pour ces danses martiales. Ces scansions respirées deviennent ainsi le leitmotiv de certaines séquences de l’opus. C’est un exercice ardu, éprouvant que d’œuvrer avec cette sérialité pneumatique et de la relier aux mouvements sans qu’elle s’éteigne. Il s’agit d’un dispositif compositionnel de jouer des interactions entre sons, lumières et mouvements.

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Pour cette dimension interactive entre partition lumière, respirations et mouvements, votre création propose notamment un duo rythmique et respiratoire.

Oui. Une section est formée d’un duo réunissant une femme et un homme autour du krump spécifique angolais, nouveau genre de danses sociales qui ont émergé au Brésil et en Afrique dans le sillage de l’esclavage. Certains pays africains les réinterprètent et le retravaillent. Les danseurs progressent vers le front de scène dans une lumière bleue. Représentant la vie et sa jouissance, cette danse est agressive à cause des mouvements exécutés très rapidement, de la rage ou colère pouvant se lire sur le visage des danseurs.

Dans l’obscurité, les interprètes maintiennent ce sillage intense avec leur voix. En l’absence de musique, cette respiration commune est aussi un biais pour maintenir une synchronicité entre les danseurs comme c’est le cas dans des expressions dansées en Asie du Sud-est ou au Moyen-Orient ou aux Caraïbes mais avec une partition musicale. Il y a donc ici la nécessité que les danseurs s’accordent mélodiquement mutuellement. Ils produisent ainsi essentiellement la musique, le rythme, le beat à travers leur respiration.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Monument 0. Hanté par la guerre (1913-2013). Théâtre de l’Arsenic, Lausanne. 19 et 20 août, 21h. Rens. : www.festival-far.ch

Lire également : Du chant du corps dans les danses guerrières.

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