Les glaces futuristes, doudous alimentaires qui ne véhiculent pas l’idée du mal

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Rouget cru farci au jambon de Parme et au parmesan, granite de mer, petits légumes et coulis de tomates jaunes, de Federico Villoni, Leonardo restaurant, Le Caire. Photos Informacibo.

Évadées du cornet ou, en Italie, de la brioche, les glaces paraissent désormais dans les restaurants à toutes les étapes des menus, des entrées aux douceurs en passant par la case fromage. Récemment encore, la glace restait encore majoritairement associée à l’été et surtout aux desserts.

Si le risotto à la milanaise accompagné d’une glace au safran est devenu une entrée classique, les nouvelles créations présentées lors des « Journées mondiales des cuisines régionales italiennes » rivalisaient avec les recettes les plus transgressives mises au point par les auteurs du Manifeste de la Cuisine Futuriste, publié en 1931. Comme il est possible de préparer des glaces avec pratiquement tous les produits, ne nous étonnons pas de voir que du Cheddar au Parmesan ou à la ricotta, les fromages sont de la partie, par exemple dès l’entrée pour accompagner le jambon cru ou le risotto.

 

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Poulpe au sirop de griottes et jambon de Parme, parmesan et glace au céleri, Luigi Ferraro, Café Calvados, Moscou.

 

Associations hardies dans la Food Valley

Avec “Expo 2015” en vue et 20 millions de visiteurs attendus, l’Italie qui a gagné la dernière Coupe du monde de la glace (en 2012) mise sur l’ oenogastronomie et la culture pour relancer son économie. C’est dans cet esprit que se sont tenues les deux grandes kermesses liées à la glace « Les Journées mondiales des cuisines régionales italiennes »  et « Il Gelato nel Piatto ». Du 23 au 29 juillet 2013, nombre de restaurants de tous les continents ont célébré dans la sorbetière le mariage du parmesan et du jambon de Parme – stars de la Plaine du Pô ou Food Valley – dans des associations hardies telles : Carpaccio de filet Angus et glace au parmesan grillé, morilles sautées et gelée d’acide balsamique – Poulpe au sirop de griottes et jambon de Parme, parmesan et glace au céleri Chiffonnade de jambon de Parme et gelée de noix salé aux pépites de parmesan humecté de vin de figues – Risotto affiné aux fleurs de courgettes et basilic, glace au parmesan et poudre de jambon de Parme; Glace au parmesan des collines de Canossa saupoudré de zestes d’orange et salade de fruits – Chartreuse et tuile au jambon de Parme, glace au fromage de brebis et salade de morue, glace de mozzarelle de bufflonne avec fraise et basilic.

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Carpaccio de filet Angus et glace au parmesan grillé, morilles sautées et gelée d’acide balsamique, Gianluca Visciglia, Shangri-La’s Barr Al Jissah Resort, Oman.

Vous reprendrez bien un peu de banane-anchois

L’association du hors d’oeuvre et du dessert qui semble aujourd’hui banale nous vient en fait en droite ligne du Mouvement Futuriste dont le Manifeste de la Cuisine Futuriste, publié en 1931, prônait la rupture avec la tradition par des associations paradoxales, ainsi du sucré/salé qui revient très régulièrement – les délices du couple banane/anchois – l’association de la viande et du poisson, ou du hors d’oeuvre et du dessert avec la « Glace simultanée : crème de petits morceaux d’oignon cru mélangés et glacés ».

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Mousse au Parmesan avec gelée de poire, biscuit au chocolat, glace aux figues, sauce au vinaigre balsamique et croquant de jambon de Parme aux amandes de Antonio AbruzzinoCatanzaro.

En 1931, l’époque est à la transgression, dans la ligne de la rupture totale chère à l’Avant-garde, il s’agit, pour Filippo Tommaso Marinetti et ses fidèles,  de défier les usages ordinaires en jouant sur la quantité, la privation et la miniaturisation :

« La révolution futuriste qui amènera les artistes au pouvoir ne promet pas le paradis terrestre. Elle ne pourra certes pas supprimer le tourment humain, qui est la force ascensionnelle de la race. Les artistes, infatigables aérateurs de ces souffrances fébriles, réussiront à  atténuer la douleur. Ils résoudront le problème du bien-être de la seule façon dont il peut être résolu, c’est-à -dire spirituellement.  L’art ne doit pas être un baume, mais un alcool. Non pas un alcool qui fasse oublier, mais un alcool d’optimisme exaltant, qui divinise la jeunesse, démultiplie la maturité et rafraîchisse la vieillesse.
Tout homme vivra son meilleur roman possible. Les esprits les plus géniaux vivront leur meilleur poème possible. Il n’y aura plus de compétitions de rapacité ni de prestige. Les hommes mesureront leur inspiration lyrique, leur originalité, leur élégance musicale, leur capacité à surprendre, leur joie, leur élasticité spirituelle.[…] Grâce à  nous le temps viendra où la vie ne sera plus simplement une vie de pain et de sueur, ni une vie d’oisiveté, mais où la vie sera une vie-oeuvre d’art. “

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Bâton de glace au parmesan et croquant de jambon de Parme, de Gian Paolo Raschi. Rimini.

Dans sa Physiologie du goût (1848) Brillat-Savarin vantait déjà l’intérêt économique de réduire les quantités présentées  : « La gastronomie tient : (…) A la cuisine, l’art d’apprêter les mets et de les rendre agréables au goût ; Au commerce, par la recherche des moyens d’acheter au meilleur marché possible ce qu’elle consomme, et de débiter le plus avantageusement ce qu’elle présente à vendre. » Au début des années 70, l’émergence de la Nouvelle cuisine représentera un des apports les plus intéressants du Futurisme culinaire.

L’impératif de la cuisine futuriste selon lequel il faut « Que tout un chacun ait la sensation de manger des oeuvres d’art » a provoqué une esthétisation de la surface poussée au point où la dégustation devient quasiment symbolique. Le fantasme d’art total du projet esthétique du Manifeste de la cuisine futuriste a ainsi permis de donner libre cours à toutes les fantaisies artistico-gastronomiques tout en occultant le projet politique de transformer le mode d’alimentation des Italiens pour qu’ils soient aptes à renforcer la Nation. Avec le slogan “Basta con la Pastasciutta“, A bas les pâtes, Tommaso Marinetti estime avant tout nécessaire d’interdire les pâtes,

“cette absurde religion gastronomique italienne. Aux Anglais conviennent peut-être le stock-fish, le roast-beef et la crème renversée, aux Hollandais, la viande cuite dans le fromage, aux Allemands la choucroute, le lard fumé et la saucisse ; mais aux Italiens les pâtes ne conviennent pas. Par exemple, elles contrastent avec la vivacité d’esprit et l’âme passionnée, généreuse, intuitive des Napolitains. S’ils furent des combattants héroïques, des artistes inspirés, des orateurs capables de remuer les foules, des avocats brillants, des agriculteurs obstinés, c’est en dépit des volumineux plats de pâtes quotidiens. Et c’est à  force d’en manger qu’ils deviennent sceptiques, ironiques et sentimentaux – caractéristiques qui souvent freinent leur enthousiasme. » (1)

La sociologue Nathalie Heinich, qui a traduit et présenté la Cuisine Futuriste relève le “délire de totalisation” du Manifeste : “Dans cette imposition autoritaire, opérée au nom d’une mission (le triomphe de l’Italie mettant en jeu la totalité du corps social, ne retrouve-t-on pas (autoritarisme, missionarisme, totalitarisme) l’essentiel des principes fascistes?”. Des principes que l’on retrouve appliqués aujourd’hui par nombre de missionnaires de la démocratisation culturelle.

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Crevette rose crue, jambon de Parme, salade de figues et parmesan accompagné d’un sorbet à la tomate et au basilic. Daniele Turco, Gritti, Venise.

Doudou alimentaire : La consommation de glaces sucrées est en hausse constante et le sociologue Jean-Claude Kaufmann l’attribue à un besoin de sécurité « Dans une société individualisée, pour combler l’angoisse, les individus ont besoin d’être enveloppés, caressés, rassurés de l’intérieur, avec des aliments régressifs, des sortes de doudous alimentaires qui coulent sans efforts dans la bouche. Ils ont l’avantage de ne pas véhiculer l’idée du mal, ils gardent une bonne image. »

Les tendances actuelles

Le désir de sensations nouvelles, la volonté de privilégier les produits naturels, plus sains et moins sucrés, ainsi que de meilleure qualité ont autant favorisé le retour d’artisans glaciers inventifs que la production familiale. En Suisse romande, la multiplication de nouvelles enseignes artisanales témoigne de cet engouement.

Les tendances actuelles  privilégient la bergamote, le Recioto – vin doux de la Vénétie – et le vinaigre balsamique ainsi que divers produits plus classiques comme la pistache pesto de Bronte – l’un des produits typiques siciliens parmi les plus recherchés – le chocolat sicilien Modica, réputé le plus fameux de la péninsule et pour certains le meilleur au monde.
Les produits du verger la mode sont les cerises griottes, la pastèque, le yuzu du Japon (un agrume dont le goût se situe entre le citron vert, le pamplemousse jaune et la mandarine), puis l’artichaut et la citrouille. Les herbes médicinales ne sont pas en reste avec le pavot, le jasmin, la fleur de sureau (sambuca), les capitules de pissenlit, les feuilles de laurier, la cardamome, le safran, la cannelle et même la truffe.

C’est en Nouvelle-Zélande et aux Etats-Unis que l’on mange le plus de glaces (27 et 22 litres/habitant), viennent ensuite les pays du Nord et la Suisse (14 l/h.) puis l’Italie et la France (8 et 7 l.) Les glaciers industriels nous vendent le plus de vent puisque leurs produits contiennent 50% d’air contre 10 à 50% chez les artisans. Un repartition géographique qui explique peut-être l’extême inventivité des états-uniens qui n’hésitent pas à proposer les parfums les plus étonnants : la glace “pizza”, un mélange de tomate fraîche, ail et mozzarella serait extrêmement populaire, tout comme la glace au poulpe, au lait humain, au foie gras, à la viande de cheval ou même, au Japon, sardines et cognac…


Recette de glace d’anguille au caviar et pâtes à la rose d’Ernesto Iaccarino, au restaurant Don Alfonso 1890 in Sant’Agata sui Due Golfi (Sorrente, Italie). En italien.

Explorer la forêt vierge de la goinfrerie

Faut-il consommer avec modération et suivre les conseils des nutritionnistes ? Jean-Anthelme, déjà cité plus haut, a tranché : « La gastronomie considère le goût dans ses jouissances comme ses douleurs ; elle a découvert les excitations graduelles dont il est susceptible (…) et a posé les limites que l’homme qui se respecte ne doit jamais outre-passer. » Avec Figues fraîches, Walter Benjamin exprime un avis moins réservé : « Il n’a encore jamais su ce qu’est un plat, n’est jamais allé au bout d’un plat, celui qui a toujours gardé la mesure. Tout au plus en apprend-on la jouissance mais jamais la frénésie, le mauvais chemin qui s’écarte de la route bien tracée de l’appétit et mène à la forêt vierge de la goinfrerie. Dans la goinfrerie se rencontrent à la fois la démesure de l’envie et l’uniformité de ce qui l’apaise. Se goinfrer, cela veut dire avant tout : une chose, et par tous les moyens. Aucun doute que cela va plus loin dans la dévoration que la jouissance. »

Jacques Magnol

(1) Tommaso Marinetti et Fillia. La Cuisine Futuriste,  1932, Paris, Métailié, 1982, p.44 (traduction française de Nathalie Heinich).

Voir également

– L’Europe célèbre le premier manifeste artistique. Jacques Magnol. RTS.ch
– Le Futurisme et la question des valeurs. Serge Milan.
Casseroles, amour et crises, ce que cuisiner veut dire. Jean-Claude Kaufmann. Ed. Armand Colin, 2005.

Publié dans gastronomie