La honte dans les abysses

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Sensibiliser le milieu huppé de l’art contemporain à la misère du monde. Vik Muniz “Lampedusa”. Biennale de Venise. Photo via Artguide.

Subitement, après quinze ans de drames quotidiens, l’innocente Europe découvre le sort atroce de ceux qui traversent la Méditerranée pour tenter de survivre. Quel est la motivation des politiques européens qui s’intéressent subitement (et certainement provisoirement) à ce drame permanent ?

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En 2007, lors de la Biennale de l’Image en mouvement au BAC, à Genève, (photo ci-dessus) André Iten exposait une de ces embarcations : « Shipwreck », l’oeuvre de Christoph Draeger (2007) ainsi présentée :

« Rien qu’en 2006, trente mille personnes venant d’Afrique à bord de simples embarcations ont débarqué sur les plages des îles Canaries, souvent après des semaines d’épreuves et de tribulations. L’on ignore combien d’autres se noient en mer sans jamais arriver à destination. Les bateaux de pêche africains utilisés lors de ces tentatives de fuite sont éliminés à Tenerife. Certains sont des copies en polyester bon marché de bateaux plus grands construits en bois. Christoph Draeger tente une reconstruction artistique à partir de pièces d’origine récupérées sur un de ces bateaux ayant servi à la fuite d’une centaine de personnes peut-être. Un peu à la manière d’archéologues ou de détectives menant l’enquête après un accident d’avion, il dispose les morceaux de façon à créer l’image d’une catastrophe humanitaire qui continue. L’épave du bateau rappelle la réalité de la situation aux frontières de la forteresse Europe ainsi que ceux qui y ont perdu la vie.»

« Ils n’ont pas appelé au secours »

En 2001, précurseur, Tahar Ben Jelloun (à qui je dois le titre de cet article) alertait l’opinion par un article dans La Repubblica.
En 2003, le même auteur publiait un article dans le quotidien Libération :

« La nuit du 25 octobre, Une barque occupée par une cinquantaine de clandestins a chaviré au large des côtes espagnoles, à cinq cents mètres du port de Cadix. Tous noyés. La Guardia civile a attendu une heure avant d’intervenir, quelqu’un a même dit : « ils n’ont pas appelé au secours ». Ce ne sont pas des naufragés, mais des clandestins. Attente criminelle qui a causé la mort d’au moins 36 personnes. Les autres sont portées disparues. La mer les rendra un matin où un soleil luisant fera briller des peaux gonflées par le sel.

Aux corps décomposés que la mer cruelle a jetés a manqué l’homme, celui qu’on croyait humain, celui qui pouvait se dire et si c’était moi ce corps écorché, mangé par le sel et des bêtes marines, rouillé de l’intérieur, rongé par la détresse et envoyé à la mort comme dans un tour de loterie, comme un oiseau de mauvais présage, comme un destin dont personne ne veut.

Ces corps qui ne ressemblent plus à des hommes sont à présent des images que les écrans de télévision exposent pour l’exemple.

Aux corps anonymes brouillés avec la chance, pris par la nuit puis abandonnés par le jour, aucune main ne s’est tendue, aucun regard ne s’est posé sur l’horizon peuplé d’ombres, aucune voix ne s’est levée pour faire rougir la clémence du ciel, aucune étoile n’a pali de honte en éclairant le sable où les noyés ont rendu l’âme.

La Guardia Civile a pris son temps –soixante longues minutes– avant d’intervenir. Trop tard. Plus rien à faire. Non assistance à personnes en danger. Au même moment, à El Ejido, le racisme anti-mauro s’est de nouveau répandu ; comme en février 2000, avec des barres de fer on chasse l’Arabe.»  Lire la suite sur le site de Tahar Ben Jelloun.

Suivi d’un texte en 2014 avant les élections européennes : « Pendant ce temps, certains politiciens crient au loup, suscitent la peur et accusent les immigrants de tous les mots. Ils sont toujours plus nombreux ceux qui exploitent les mésaventures des immigrés pour alimenter leur propagande et gagner les élections. le racisme s’est banalisé. Certains intellectuels sont convaincus que l’identité européenne est menace par le multiculturalisme, que l’islam est la pire des religions, que le « racisme anti-blanc » ne soit pas poursuivi. La haine et la peur s’allient contre les nouveaux « damnés de la terre ». L’Europe qui a encore besoin de main-d’oeuvre étrangère n’a pas cillé face à cette tragédie, qui a été suivie d’autres morts, d’autres drames. Elle a la mémoire courte ou paresseuse, égoïste et cynique. (…)
Des solutions sont possibles, mais pour les mettre en oeuvre il faudrait que l’Europe prenne conscience du problème et l’affronte sérieusement. Vu que les sondages nous révèlent chaque jour que les partis d’extrême droite pourraient arriver en tête aux élections européennes du 25 mai, le risque est que la situation s’aggrave et nous nous groupions à regarder d’autres aspirants à l’immigration se noyer dans de nouveaux cimetières marins. »

Vik Muniz. “Lampedusa”

En 2015, la Foire-Biennale de Venise s’enorgueillit d’oser traiter le sujet via l’oeuvre de Vik Muniz « Lampedusa », soit une structure en bois de 15 mètres de long qui reproduit un pliage fait au moyen d’un exemplaire du quotidien La Nuova Venezia du 4 octobre 2013, ce jour ou les médias se sont exceptionnellement intéressés aux drames quotidiens vécus souvent jusqu’à la mort par ceux qui fuyaient la dictature, la guerre, la faim, la misère. Le “bateau”, arrimé sur une barge, sera remorqué d’un lieu à l’autre de Venise jusqu’à fin octobre.

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Vik Muniz, “Lampedusa”. Photo Vik Muniz.

Le Conseil italien pour les réfugiés (cité par l’agence italienne ANSA) estime que « le sens original de l’oeuvre n’a plus de sens face à la répétition de l’horreur, avec la mort par noyade de plus de mille personnes qui cherchaient à rejoindre l’Europe entre le 12 et le 19 avril 2015.»

Tahar Ben Jelloun presse les Européens : «Européens, « frères humains », venez investir dans ces terres qui ne retiennent plus ses fils. Que le rêve fabriqué de mensonges tombe dans l’oubli.»

Lire également :

Ils arrivent. Point de vue paru dans Le Monde daté 29 octobre 2005, par Tahar Ben Jelloun.
Des mégots de vie. Ce que laissent derrière des noyés de la migration, 2008, par Tahar Ben Jelloun.
Un racisme inavouable. Dans les années 70 un élan international avait permis de mobiliser une flotte de navire pour sauver les réfugiés Vietnamiens et Cambodgiens. Pourquoi cela ne s’est-il pas reproduit? Un racisme inavouable qui atteint la gauche autant que la droite. Libération. 27 avril 2015.

Le pape François sur les traces d’Angelina Jolie à Lampedusa. GenèveActive, juillet 2013.

 

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Publié dans politique, société