Du souffle dans les corps

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Photos Idd.

Uni-Mail. 14 juin. Au-delà de la danse, Courants d’air nous rappelle à cette réalité organique souvent oubliée, tout mouvement et toute vie débutent avec un souffle. Ce workshop est délié en études chorégraphiées sur la base d’improvisations, par un quintet de danseuses non professionnelles, sous la direction artistique de Catherine Egger, malicieuse pédagogue et énergique enseignante en danse contemporaine pour toutes et tous. Les corps ici se tuilent à l’air exhalé, s’architecturent et se déstructurent en contrepoint à une flûte traversière animée sur le vif par Emilie Wieland.

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A souffles touchants

Dans Courants d’air, flux d’air, corps et musique se croisent, s’enroulent, s’opposent ou s’épousent, tandis que la gamme monte, en même temps que la tension de l’instant. Souffle primordial. Le souffle, pur phénomène physique, mais aussi symbole de vie circulant entre les êtres, anime cette suite d’études. On se remémore alors ces paroles de la figure de proue de la danse moderne américaine, Martha Graham : « Tout ce qui est important, c’est ce moment en mouvement ». Il est toujours intimement lié à la réalité sans cesse reconduite jusqu’à la fin, d’inspirer et d’expirer. Au fil de la danse, les danseuse apportent ou font vaciller la présence à ce moment dans le mouvement. Pareille présence qui relie à soi, au monde et aux autres est convoyée si ce n’est permise et architecturée par le souffle. Loin de le taire, la danse déclinée au contemporain embrasse le souffle, le module, le cisèle, en l’utilisant comme impulsion, induction pour le mouvement même. De respirer le corps des danseuses et de la flûtiste, jamais ne s’arrête.

Loin de se contenter d’une littéralité soufflante, Courants d’air ouvre sur de violentes, spasmodiques, sonores et rythmiques exhalaisons respiratoires que prolongera en arborescence et capillarité l’exercice de la flûte avec cette forme singulière de parler souffler chère à la musicienne. Là où le souffle aurait pu s’incarner dans des moments acoustiquement identifiables scandant toute vie (la respiration halètement canin de la parturiente en exercice d’accouchement, le souffle saccadé marathonien, la lente montée soufflante vers des plateaux de plaisir), l’opus permet de garder une large qualité d’abstraction à ses intentions soufflées. Entre rythme et paysage, l’air passe dans les corps, les subvertit avant de les abandonner à leurs balancements d’herbes kunaï au gré d’un vent tout intérieur.

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Laissez-moi souffler et bugger

« En partant du point commun associant danse, flutiste et interprètes, l’air, nous avons souhaité expérimenter nombre de déclinaisons possibles autour du souffle. Soit respirer normalement ou arpenter le mouvement qui vient de la respiration organique », souligne Catherine Egger. Qui ajoute, dans un souffle : «  L’orée de la pièce est axée sur la mise en danger de soi. En d’autres termes prendre sa respiration, être en apnée et détailler ce que le corps peut réaliser au fil d’une plongée en apnée. Peut-il sauter, tourner ou tomber longtemps ? Pour la flutiste, l’exploration est inverse. Le temps où elle peut émettre un son est décliné dans son feuilleté temporel et ses durées variables. Comment ainsi se mettre en danger pour aller au maximum de ce qui est dansable lors de temps de respiration. »

La marque de fabrique mouvementiste ou ADN chorégraphique est reconnaissable : corps fléchés débondant de petits déplacements, bras s’enroulant tels des lianes tour à tour arquées et tendues autour du buste qui se plie, allers-retours furtifs, technique du contact release, où le souffle induit le mouvement et formate son corps et celui de l’autre. « L’idée est, pour ce moment, que la peau soit en contact intense, focalisé et variable avec l’air. L’une des danseuses en mouvement guide alors l’autre par le souffle. Un dialogue s’établit ainsi en duo comme une conversation, passant du chuchotement passé à souffle tout doux à une ample expressivité. Suivant les mouvements suscités par le souffle, se développe entre souffles,  une forme d’échos, de ricochets », relève Catherine Egger.

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S’enchaînent sautillements enfantins façon ludique marelle, saut suivi ici d’un roulé, là d’un glissando sur la tranche de l’anatomie, gestes repris en saccades comme « buggés » (le terme est de Catherine Egger) à la manière d’automates se concentrant sur une micro phrase chorégraphique mise en boucle, replis et extensions qui parcourent une ligne de corps nerveuse et énergétique. « Une première version de Courant d’air a vu la création d’une chorégraphie sur une pièce signée Bach, bien montée et finalement peu intéressante à mes yeux. Du coup, Emilie Wieland, la flutiste, nous a proposée cette pièce contemporaine due à François Bousch, Paysage magnétique. D’où l’envie de décomposer, déconstruire la pièce dansée lisse et mécanique originellement réalisée en synchronie avec la composition de Bach et de la faire bugger. Comment ? En l’éclatant sous formes de fragments selon les choix des danseuse qui aimaient mettre tel extrait en boucle ou le mener au sol. Ou comment jouer sur l’accident, l’anomalie de fonctionnement d’un programme chorégraphique. »

Par instants, le silence résonne des seuls mouvements des danseuses. Depuis l’immense mur palissade  jusqu’en lisière de tapis de sol, du plus lointain au plus proche, ces silhouettes furtives ne semblent pas vraiment prendre possession ou s’inscrire au plateau. Mais si elles sautent, courent et virevoltent,  leur corps peut aussi finir abandonné dans un coin, fiché telle une balise ou une scansion rythmique dans l’espace vide.

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Musicalité aérienne

En se mettant intensément à l’écoute des partions pour flûtes (œuvres signées François Bousch, Kazuo Fukushima, Klaus Huber, André Jolivet et Tristan Murail), qui est aussi respiration, les interprètes ont su créer un chant spatial volontiers solitaire, tant elles ont répété le plus souvent per se. Variant constamment son champ de profondeur et son ampleur, la partition flutée sait se faire mélopée tour à tour plaintive, languide, trille lancinante, songe éveillé qui s’ébroue, préférant explorer les matins de toutes choses que leur crépuscule. La flûtiste gravite tel un électron à la stridence ourlée, sérielle, autour d’un solo bondissant entre réminiscences dalcroziennes, orientalisme chaloupé, jazzy, et travail au sol soulevant le corps en un mouvement spiralé de bascule.

L’instrument exhale, jouant du grain râpeux du soupir, une manière de jouer avec le halètement de l’instrument, son pourtour non partitionné et mélodique que n’aurait pas reniée le compositeur allemand Helmut Lachenmann. Un artiste si attaché à se mesurer avec les relations, tout à la fois niées et préservées, qui conditionnent le matériau et l’écoute. « L’idée pour la flûtiste a été de trouver des sons différents en s’éloignant de l’immersion dans la mélodie. Travailler avec le souffle chez cet interprète issue du contemporain. Ou moduler les percussions qu’elle effectue grâce aux minuscules clapets de sa flute. Jouer avec le répertoire soufflé qu’elle peut avoir », exhale Catherine Egger, avant de conclure : « L’idée finale du couloir, elle, repose sur une mise en corps entre deux bourrasques. Lorsque le son vient face à l’interprète, elle essaye, par exemple, de se placer contre ce dernier. Ailleurs la danseuse se positionne derrière la musicienne, laissant couler le flux sonore sur et dans le mouvement. Si la flûtiste fait volte-face, le défi pour la danseuse est de changer très rapidement la qualité du mouvement. »

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Corps univers

On retrouve ici cette manière du corps de vriller, penduler sur un axe, en s’étageant de la tête aux pieds, comme s’il s’agissait d’une jarre à moitié emplie d’eau et que le liquide tourne le long des parois de l’espace du dedans. Contenant charnel déhanchant et dégorgeant son contenu rythmique dans l’espace alentours. Les images concrètes (éléments naturels, paysages, sensations au parcours de surfaces, du sablé au spongieux)  que Catherine Egger usent dans ses cours de danse pour amateur(e)s, trouvent ici leur exacte traduction sur le plateau. On décèle aussi parfois l’écho des propos de table de la vétérante de la danse contemporaine américaine à l’énergie communicative, Anna Halprin, se confiant au chorégraphe et danseur Alain Buffard dans le film qu’il signe, My Lunch with Anna (2006). La Californienne y relève que « chaque mouvement que l’on fait est relié à l’infini. » Son travail s’axe sur le poids, la respiration profonde, en imaginant un corps charpenté d’émotions en accord avec un monde naturel. Cette inscription dans la nature se retrouve dans nombre d’images qui ont inspiré les interprètes de Courants d’air.

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Exhalée, embrayeuse de mouvements et d’imaginaire mis en boucle, la respiration architecture le vivant et la danse. Partant, elle met en lumière motricité, pré-mouvement et mobilité. En composant un dialogue fragmenté avec la flûte traversière, l’exercice rapatrie par instants quelque chose de l’esprit de la respiration rythmique et spatiale à laquelle invite la flamande Anne Teresa De Keersmaeker, chorégraphe du sensible et de l’indicible (The Song, En atendant, Cesena). Mêlé d’allusions aux danses traditionnelles et au jazz, on retrouve un écho lointain, assourdi comme en brouillon, le vocabulaire de la Flamande : bras tendus, hésitations, lignes marquées, allez-retours. Du souffle au son et au corps en mouvement, nous assistons à la naissance de la vie, à ce qui est l’esprit du corps. Mais aussi ce qui n’est pas uniquement sa contradiction, à respiration coupée. Avec le souffle, on regarde le groupe se faire et déjà entrain de se défaire.

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Le compositeur tokyoïte Kazuo Fukushima, l’un des plus renommés en Occident, signe Requiem (1956) pour flauto solo (flute traversière dite allemande) en transposant sur la flûte moderne les tours, inflexions, sonorités et manières de jeu du shakuhachi,  flûte traditionnelle nippone. Ce moment associé au deuil et à son énigme, Catherine Egger l’a voulu en contestation vitale chorégraphiée de ce qui est traditionnellement le lieu entre le monde des disparus et celui des vivants. Ne résiste-t-on pas comme l’on respire, d’une manière éminemment spontanée, par réflexe automatique, tant la vie est bien la totalité des fonctions qui résistent à la mort ?

Bertrand Tappolet

Courants d’air. Uni Mail, 40 Boulevard du Pont d’Arve. Genève. Vendredi 14 juin à 20h.
Chorégraphie : Catherine Egger. Danse : Erica Campilonga, Zoé Egger, Laure Montandon, Emilie Patois, Franziska Ruef. Flûte : Emilie Wieland.

 

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