Un amour particulier

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Anders Clarsson comédien performeur et dramaturge dans “Conte d’amour”,  un conte d’amour revu par Markus Ohrn, photo Markus Ohrn.

Entretien avec Anders Carlsson (dramaturge et comédien) et Markus Öhrn (vidéaste, plasticien et metteur en scène).

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© Robin Junicke

Sur la notion de « conte ». Il y a une irréalité, une «suspension de la croyance ». Nous sommes à la fois dans le réalisme, un jeu absurde, farcesque, corporel, et un temps performatif

Anders Carlsson : Conte d’amour suggère dans son titre qu’il s’agit d’une histoire possiblement imaginaire ressortissant du genre canonique du conte qu’il soit féérique, initiatique ou crépusculaire. Il s’agit ici davantage d’un état (Zustand) que d’une référence à un type de récit, une humeur qui vous amène à imaginer de nombreuses histoires et possibles autour du noyau familial.
L’intérêt se concentre, pour partie, autour de la structure hiérarchique d’ordre que constitue la famille avec père, mère et enfants. Ce qui est interprété de manière quasi littérale dans la scénographique qui voit le père descendre en rappel des cieux dans le noir absolu de sa cave en forme de caverne, comme un spéléologue venu du dehors.

 

Comment concevez-vous le rapport avec l’affaire Fritzl ?

Anders Clarsson : Il était exclu de représenter littéralement et sur un mode naturaliste le caractère, la psychologie de ceux qui ont survécu à ce drame s’étant déroulé à Amstetten et sont toujours en vie. Nous ne voulions pas faire le portrait de ces personnes, ce qui du point de vue moral aurait été faux, et du point de vue esthétique sans intérêt. Donc, il ne s’agit pas de réactiver une personne existante ou ayant existé, mais de se couler dans cette ambiance de la cave et toute son ambivalence.

Le public, lui, ressent bien cette ambiguïté et se demande : « Est-ce la réalité ou la fiction voire un mix ou un mashup de réel et d’imaginaire façon docudrame ? ». On est toujours entre deux eaux. Cette ambivalence est essentielle, tant elle fait aussi appel à ce concept du unheimlich (inquiétante familiarité  ou étrangeté) cher à Freud. L’« inquiétante familiarité » peut correspondre à une situation mettant mal à l’aise, suscitant une épouvante angoisse  La psychanalyse est une dimension importante dans tout le processus de travail. Nous avons essayé d’y répondre avec notre style de jeu.

 

Le père est lié entre autres à l’image pour le coup paternaliste du bon docteur humanitaire et missionnaire en Afrique.

Anders Clarsson : Dans la seconde partie de Conte d’amour, il apparaît telle une figure salvatrice venant soigner ses enfants comme de « petits Africains ». Eux le vénèrent et le craignent comme un Dieu. En fait, Josef Fritzl s’est en réalité mué en l’image d’un sauveteur selon certains témoignages. Si approximativement dix pour cent de l’argent investi en Afrique l’est par des voies d’aide humanitaire, le pourcentage restant se concentre en grande partie sur l’exploitation et le pillage des ressources naturelles de ce continent. Il s’agit d’un mouvement de balancier compensatoire psychologique permettant de supporter une image où l’Occident hier, l’Asie aujourd’hui, apparaissent comme des exploiteurs. La pièce Nous aimons l’Afrique et l’Afrique nous aime explore plus largement cette sorte de mécanisme psychologique compensatoire à l’œuvre afin de « réparer » symboliquement les actes criminels perpétrés contre l’Afrique et avec la complicité active de certains régimes en place.

 

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© Robin Junicke

 

Mais où est l’amour dans ce récit d’une séquestration ?

Markus Öhrn : Il s’agit bien d’une histoire d’amour dans la pièce. Même pour Fritzl, dans son fantasme et son vécu quotidien, c’est de l’amour à sa manière. Il a enfermé sa fille vint-quatre années dans sa cave afin de l’avoir pour lui tout seul. C’est un amour exclusif, délirant peut-être, mais très rationnel à ses yeux. Après son arrestation, Fritzl déclare sur ses motivations et ses actes : « J’ai réalisé un rêve ». Son rêve amoureux à lui. D’un certain point de vue parfois difficile à saisir et à reconnaître, son histoire possède une certaine « beauté », fascinante et répulsive. Comme dans le conte de fées Barbe bleue de Charles Perrault, il a créé son royaume intangible, personnel. Le père se prend pour quelqu’un d’omniscient et exerce son amour à lui, terrible, tant il y a les viols répétés, les intimidations et sévices.

Il n’est que d’ouvrir le journal à la rubrique des faits divers ou de société, pour voir que l’amour engendre souvent la violence. Il n’est pas forcément cette chose tranquille, délicate, confiante, et respectueuse de l’autre. L’amour n’a souvent pas grand-chose à voir avec cette cette idéalisation archétypale « romantique » d’accomplissement de soi. Il est loin d’être d’aussi paisible, doux qu’on veut bien le croire. Voyez ces meurtres et drames de la jalousie, que l’on remonte à la tragédie grecque ou que l’on examine la violence conjugale sous la loupe du quotidien. Le titre de la pièce, « conte d’amour », suscite une surprise voire une critique véhémente, relativement à l’histoire de soumission, de terreur et de violences faites aux corps associée à l’affaire Fritzl. Mais il y a une certaine forme d’amour troublant, étouffant, démiurgique, fait de relations de force et forcées dans cette histoire. Mais naturellement aussi, et à des degrés moindres, dans de nombreux destins de couples.

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Conte d’amour. Théâtre du Loup. La Bâtie. 6 et 7 septembre. Rens. : www.labatie.ch

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