Psycho-géographie : “la nationalité ne devrait pas être fixée selon notre lieu de naissance, mais selon celui où l’on se sent bien”.

Générosité

L’émergence du mouvement gothique à  la fin du 18e siècle a été expliquée comme un moyen d’inventer de nouveaux mystères durant une période où la science permettait de démonter les mécanismes des anciens et notamment celui de l’arc en ciel. Pour attaquer cette inflation du poétique, Walpole, et ceci est encore plus valable pour Beckford, se tourna vers l’Orient : un domaine imaginaire de califes et de harems, de nomades mystérieux et de chameaux têtus, de djinns et de démons, de palaces lointains où une histoire peut vous sauver la vie.
Cette psycho-géographie de lointains déserts arabes a peu de choses à  voir avec la réalité, mais des géographies ainsi imaginées fonctionnent comme un terrain sur lequel des solutions expérimentales à  des problèmes pas encore résolus peuvent être préparés.

Durant son séjour en Egypte, Flaubert excella dans cette fiction spatiale quand il écrivit que la nationalité ne devrait pas être fixée selon notre lieu de naissance mais selon celui où l’on se sent bien, à  la maison. Cette psycho-géographie comme passeport est une antidote aux systèmes de contrôle géographique traditionnel qui sont devenus impraticables. La patrie de Flaubert est celle d’un nomade : elle est répartie généreusement autour du globe, ses positions exactes sont enregistrées dans une base de données, ses qualités sont définies en SLP, signes de langage psycho-géographique, un format de données dans une application agnostique, qui vous permet de comparer votre panoplie de patrie avec celles des autres, ceci aidant aussi chacun à  trouver des lieux où il se sentira bien.

L’attraction psycho-géographique du nomade est évidente : le nomade ne vit pas dans le désert, il vit avec, un paysage sur lequel l’être humain n’a aucun pouvoir et dans lequel les villes ne peuvent survivre. Les villes auxquelles le nomade ne fait pas confiance, les considérant sources d’agression et de compétition, sont des lieux qui transforment les anciens éléments d’une tribu en rivaux. Tout ceci, et la méfiance politique vis-à -vis d’un mode de vie mobile, a transformé le nomade en une anomalie historique. Le nomade, à  la générosité légendaire, est un fantôme, et qu’y a-t-il de plus gothique que les fantômes ? Ce n’est pas une coïncidence si Walpole ajouta le heureux hasard (serendipity) à  notre vocabulaire dans ses Contes persans. Peut-être que Kathy Acker pensait à  cela quand elle prédit dans Empire of the Senseless (Empire où le sens est absent) que dans quelques années Paris serait détruit par la jeunesse algérienne, comme une revanche des enfants des nomades sur leur colonisateur.

Hasard heureux

Traditionnellement, les psycho-géographes ont adopté les tactiques surréalistes comme principe de navigation aléatoire ; cependant l’époque post-freudienne voulait d’autres modèles pour la division de l’espace urbain. La considération perspicace que de simples règles mathématiques peuvent conduire à  un comportement imprévisible est appliquée de nos jours à  l’exploration des villes. Des algorithmes simples (comme 2e à  gauche, 1ère à  droite, 2ème à  droite, et recommencer) génèrent des chemins sujets à  des bifurcations étranges et conduisant à  une circumnavigation erratique qui finit par se perdre sous des ponts ou au long de quais sans issue. Comme des portes, les rues peuvent être programmées, et des promenades algorithmiques peuvent être utilisées pour programmer une machine de Turing, ordinateur piétonnier comme une grotesque optimisation de la fonctionnalité de l’espace urbain.
Les promenades psycho-géographiques sont des approches systématiques dirigées contre les images préconçues et non remises en question des paysages, urbain ou rural. Les promenades psycho-géographiques créent activement les dispositions favorisant le hasard heureux : idées, vues merveilleuses, situations étranges, transvaluation sauvages, la psychologie humaine servie comme un vaudeville permanent, notes d’une musique à  la mode s’échappant par les fenêtres ouvertes d’une voiture, idées soudaines dans le réseau mathématique des rues, inventions et invitations.

Les villes sont généreuses dans ce qu’elles offrent, mais la dimension de leur générosité est hors de notre portée, leur carte ne peut pas exprimer leur richesse, chaque portion de la ville a autant d’importance qu’une autre, et autant une grande partie de la totalité qu’une autre portion plus petite. Mais vous ne pouvez trouver cela en le cherchant. Certaines personnes sont incompatibles avec la psycho-géographie car il leur manque la capacité d’évoluer dans des situations ouvertes (non programmées) ; si vous ne vous êtes pas automatiquement demandé ce qui arrriverait en exécutant l’algorithme cité auparavant, vous faites partie de ces personnes. Chaque nouvelle tentative montre que chaque rue que l’on croyait connaître comme sa poche peut recéler d’intéressants goblins que nous n’avions pas remarqués.
La psycho-géographie utilise la marche non seulement parce que la lenteur du pas permet une étude approfondie de l’endroit où vous marchez, mais parce que le la marche est indispensable à  la réflexion. Ceci était particulièrement connu de philosophes comme Aristote, et Henry Miller, un grand marcheur, le découvrit par hasard. C’est par de nombreuses rencontres aléatoires avec les gens qu’on lui avait appris à  mépriser que Miller surmonta les préjugés raciaux qui lui avaient été inculqués.

Touréphilie

La psycho-géographie est l’art de l’intervention, un mode de fiction urbaine dans le territoire des autres : l’architecture divinatoire, dans un langage formel qui se rapporte à  la vitesse de l’imagination psycho-géographique. Il est question de provoquer quelque chose, pas un événement, mais quelque chose plus hors du temps, moins réduit par la gravité. Quelque chose que l’on dépeint après comme fantomatique pour le faire comprendre : atmosphères, associations, similitudes : d’abord en circuit fermé dans l’existence, ensuite laissé libre de se dérouler selon la logique du moment, adaptée à  ses propres circonstances spatiales.

Les constructions touriphiliques ramènent à  la générosité et au hasard heureux comme des éléments d’intervention architecturaux sur notre propre terrain. Les constructeurs touriphiliques dédaignent le sens commun ou même les lois de la nature. à€ l’époque, Walpole et Beckford consultaient des architectes, mais leurs considérations pratiques étaient considérées comme des nuisances, leurs suggestions étaient ignorées si estimées source de diminution de réactivation de la grande vision gothique. La grande tour de Fonthill Abbey, de Beckford, s’est écroulée peu de temps après son achèvement, mais Beckford le considéra sportivement et ordonna immédiatement sa reconstruction. Walpole aussi n’épargnera rien pour concrétiser ses visions architecturales. Après vingt ans d’activité constante, Walpole qui était loin d’être pauvre, fit faillite. Il le vit venir mais ne sembla pas s’en soucier. Cela montre que la touréphilie est une activité agréable et très addictive qui est surtout extrêmement exigeante pour le commun des spectateurs innocents.

Pour un touréphilique, le plaisir de construire est supérieur au cours moment de satisfaction lors de l’achèvement. L’apparence, la sensation et la fonction deStrawberry Hill étaient constamment l’objet de rajouts, son apparence ne semblait jamais assez splendide : la touréphilie ou l’art d’en rajouter, excelle dans sa propension à  ajouter des goblins, des portes dérobées et des monuments inutiles à  la gloire de héros oubliés depuis longtemps. La touréphilie est le défi de réaliser le plus heureux voyage psychogéographique de l’existence, c’est joué comme à  un jeu de Tetris, mais avec des briques réelles. La folie de Walpole n’a rien à  voir avec l’architecture sirupeuse de Disneyland ou de Las Vegas. Ceux là  sont des ornements moches, du kitsch superficiel et ornemental ; la touréphilie est pathologique. Le goblin de Walpole et de Beckford, mais aussi celui de Ruskin, n’a pas d’effet spécial, c’est le signe de l’honnéteté et de la générosité dont l’espace urbain a tant besoin en ce moment.

En conclusion, la psycho-géographie ne concerne pas l’intervention par la construction (ou la démolition) d’objets physiques, mais la construction de structures narratives en sus de l’existant. La touréphilie est simplement un moyen d’ajouter une histoire aux légendes urbaines et aux villes apocryphes et invisibles qui donnent un sens aux espaces que nous habitons. Il y a quelque chose de sublime dans la tour remarquable qui s’écroule juste après son achèvement, mais les possibilités de construire sans tenir compte des lois de la gravité ne sont malheureusement pas également réparties, et pas non plus tellement recherchées. Comme Walpole qui a la fin construisait sa tour principalement pour créer de nouvelles histoires susceptibles d’agrémenter sa vie, de même pouvons nous être, même selon notre propre vision, différents. Ceci nous ramène au SLP, signes de langage psycho-géographique.

Peut-être cela n’est-il que le juste le produit d’une bizarrerie associée à  une notion mal comprise de la sémantique du web, mais si la touréphilie avec des briques est hors de question, accoler des des éléments de données peut aussi bien servir. Si les algorithmes peuvent augmenter l’expérience, alors peut-être que le hasard heureux peut être téléchargé pendant que la plage se révélera être sous les pavés. Les outils informatiques portables, en combinaison avec des éléments interactifs de localisation, nous permettent lentement de créer des cartes détaillées et conscientes de leur localisation dans un environnement qui sont bien plus détaillées que le territoire.

Cette psycho-géographie sur votre outil portable ne vous dira pas où trouver l’hamburger le plus proche, ce sera une fenêtre sur l’espace gothique qui se tient au dessus de votre mode habituel d’expérimentation. Créer des morceaux de sens pour des endroits qui n’existent pas, ou laisser des impressions relatives à  votre ancien appartement avant de déménager dans le suivant, relève de l’urbanisme Do-It-Yourself qui se passe de permis de construire. Votre jardin est de toute façon trop petit pour vos désirs de tourophilie. L’urbanité est un état d’esprit. Avec le SLP, vus pouvez créer/enregistrer vos propres expériences, vous pouvez l’utiliser à  d’autres moments pour changer votre notion de l’espace, et également, vous pouvez aussi partager votre bibliothèque de données SLP avec des amis. Cet espace virtuel gothique que vous portez sans cesse avec vous vous guidera à  travers votre ville comme un démon personnalisé. Les données communiquées par ce démon dépendront de celles que vous aurez introduites, des résultats imprévisibles proviendront de cette analyse, produiront une telle augmentation des modes d’expérimentation, cela changera la sensation d’espace urbain en quelque chose qui ne ressemblera pas à  l’expérience d’autres personnes, jusqu’à  ce que chacun se mette à  contribuer au royaume de l’espace psycho-géographique d’inspiration gothique.

Par Wilfried Hou Je bek

Traduction :  Jacques Magnol.

[1] Le roman gothique est un genre littéraire anglais, précurseur du roman noir avec lequel il est parfois confondu en français. On considère généralement que le roman gothique naît avec le Château d’Otrante d’Horace Walpole (1764), pour s’éteindre progressivement à  partir de 1830, tandis que s’installe en Europe continentale la vogue du fantastique.

La naissance du roman gothique est associée à  une redécouverte de l’architecture gothique médiévale dans l’Angleterre de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Horace Walpole, noble et homme politique anglais, se fait ainsi construire un faux château médiéval sur la colline de Strawberry Hill. Ce retour à  la mode du Moyen Age, caractéristique du romantisme, entraîne l’arrivée du thème du château hanté dans la littérature anglaise.

[2] La « serendipity » est un mot inventé en 1754 par le philosophe anglais Sir Horatio WALPOLE, pour qualifier la faculté qu’ont certains de trouver la bonne information par hasard, un peu sans la chercher. Le mot provient d’un roman de l’époque « The three princes of Serendib » (les trois princes de Ceylan) à  qui le hasard apportait la solution des situations fâcheuses où ils tombaient.

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Publié dans architecture et urbanisme, littérature, société
Un commentaire pour “Psycho-géographie : “la nationalité ne devrait pas être fixée selon notre lieu de naissance, mais selon celui où l’on se sent bien”.
  1. nicolas dit :

    Superbe traduction! Merci Jacques. Wil a toujours des idées fascinantes

3 Pings/Trackbacks pour "Psycho-géographie : “la nationalité ne devrait pas être fixée selon notre lieu de naissance, mais selon celui où l’on se sent bien”."
  1. […] Wilfried Hou Je Bek est un artiste qui a gagné le prix de Software Art à  Transmediale 2004 (Berlin) avec son projet « .walk». Il propose une pratique psycho-géographique à  expérimenter dans l’espace urbain. Son texte est traduit en français : «Urbainism DIY» […]

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