Klaus Schwab : Père du « multistakeholder » !

Les Etats-nations ont de plus en plus de peines à  gérer seules les affaires du monde. La société civile, les ONGs, les entreprises, les syndicats, les médias, les intellectuels, notamment, sont devenus incontournables. Ensemble, ils forment un groupe d’acteurs appelée «multistakeholders» (en français: parties prenantes) qui trouvent, de manière plus ou moins consensuelle des solutions globales aux problèmes posés par la mondialisation. Pour cette raison, ils se rencontrent à  date fixe dans des forums, qui constituent en quelque sorte les nouveaux « pas perdus » de la gouvernance mondiale.
Entretien avec Klaus Schwab, le père fondateur de ce changement de paradigme, par Xavier Comtesse, mathématicien, Fondation pour Genève.

Xavier Comtesse. Vous êtes le premier à  avoir compris l’importance du «multistakeholder» comme dépassement de l’enlisement des Etats dans la gestion des affaires du monde. Comment en êtes-vous arrivé à  ce constat?

Klaus Schwab. J’ai grandi dans le Baden-Württenberg où mon père était le patron d’une importante entreprise. Dans mes jeunes années, j’ai ainsi pu expérimenter l’impact qu’une telle entreprise pouvait avoir sur le voisinage et en particulier sur la vie de la cité. Plus tard, en étudiant à  Harvard, j’ai continué à  me passionner sur ces questions stratégiques de gouvernance des entreprises mais aussi pour les Etats. à€ cette époque, l’Association patronale allemande de la machine-outil m’avait demandé d’écrire un livre sur les concepts modernes de management. Et c’est dans ce livre que j’ai développé pour la première fois la théorie du «multistakeholder»: les dirigeants d’une entreprise ne doivent pas seulement servir les intérêts des actionnaires («shareholders») mais également ceux des «stakeholders».

C’est à  dire?

Tous les autres partenaires en contact permanent avec l’entreprise et souvent dépendants de celle-ci: les clients, les sous-traitants, des employés, les autorités sur lesquels les compagnies agissent (villes, pays…).

Mais qui gère l’espace dans lequel se meuvent ces nouveaux acteurs?

C’est toute la question. Vous avez certes un grand nombre d’organisations qui s’occupe efficacement de tel ou tel problème spécifique comme la santé, la sécurité, la propriété intellectuelle, etc. Mais personne n’a de vue d’ensemble. D’où l’utilité d’une organisation comme le World Economic Forum. Prenez l’exemple du SIDA en Afrique. Il y a dans cette affaire une responsabilité collective qui vise in fine à  améliorer la situation de chacun. Y compris celle de l’économie. Encore faut-il un lieu pour que ces différents acteurs (milieux d’affaires, gouvernements, organisation internationales, chercheurs…) puisse se rencontrer. Cette préoccupation est le fondement même de notre philosophie.

Quels sont d’après vous les principaux facteurs de la transformation sociétale actuelle ?

Quand vous vivez au milieu d’une période de transition, vous devez vous poser la question « Quel est le vrai changement qui va apparaître dans un siècle ? ». Ainsi, vous pouvez plus facilement extraire les nouvelles tendances, celles qui sont vraiment fondamentales. J’en prendrai trois pour illustrer mon propos.
Si l’on regarde en arrière dans le temps avec la création des Etats-nations au XIXe siècle, vous aviez une perspective locale qui s’ouvrait vers la nation, dictée par la construction des chemins de fer. Les Cantons suisses par exemple entraient dans une collaboration fédérale plus importante. Les Constitutions changèrent. Les télécommunications (télégramme & téléphone) ouvrirent à  leurs tours des relations internationales plus intenses et surtout plus rapides. Mais, aujourd’hui avec la révolution Internet et en regardant ce phénomène sur le long terme, nous changeons encore une fois de perspective en passant de l’international au global. Cette perspective est plus complexe car il va falloir l’établir dans un environnement multiculturel, multi langue, multi tradition, multi historique, etc. On est bien loin de la création des Etats-nations qui pour l’essentiel étaient construits sur des territoires où les peuples avaient une histoire commune.

Les organisations multilatérales seraient-elles en difficulté elles aussi?

Oui, ce que je viens de dire peut en partie expliquer les difficultés rencontrées par les organisations internationales de type multilatérales comme l’ONU. Ces organisations basées sur le multilatéralisme devront elles aussi évoluer vers le «multistakeholder». Si vous prenez le livre de Thomas Friedman «The World is flat», il signifie non seulement qu’il n’y a plus de frontière mais également que le monde est résistant à  la construction d’infrastructures de gouvernance centralisée.

Et votre second constat ?

Ici, vient mon second postulat : nous sommes au milieu d’une grande révolution car les structures verticales de commandement, de contrôle et d’organisation ont tendance à  s’éroder, cédant petit à  petit la place à  des réseaux horizontaux de communautés sociales et de plateformes de collaboration. Ce mouvement entraîne une réorganisation de tous les domaines y compris ceux de la production. Mais, actuellement nous sommes toujours dans l’ancienne organisation sociale et celle-ci est incapable de se réformer elle-même. Les blocages qui caractérisent notre époque sont en quelque sorte l’expression de ce dilemme.

Et votre troisième postulat ?

Mon troisième postulat porte sur les processus, la vision holistique du développement des affaires du monde. Prenons un exemple. Beaucoup d’hommes d’affaires qui viennent à  Davos ne sont pas convaincus que le changement climatique est la première des priorités. Nous ne les blâmons pas. Nous essayons d’ouvrir le débat seulement. Mais il est clair que le processus de réflexion est ainsi engagé. Le World Economic Forum participe à  l’idée que l’agenda de réflexion est plus important que les solutions elles-mêmes. Puisque l’on est dans un environnement de «multistakeholders», seule la prise de conscience des parties prenantes compte sachant que personne ne peut imposer son point de vue ou sa décision aux autres. Ces processus de création de consensus sont clés dans la nouvelle gouvernance émergente. C’est pourquoi, je pense que l’on a besoin aujourd’hui de nouvelles procédures complexes de négociations, de nouvelles mentalités d’approche des problèmes et de nouvelles méthodologies de travail.

Quelle méthode préconisez-vous ?

à€ Davos, j’ai proposé une méthode: The 3B’s (Bounding-Binding-Building). Cela signifie que d’abord vous devez créer un cadre, puis un engagement et enfin un plan d’action conjoint et constructif. En quelque sorte, c’est une méthode universelle dans un environnement de «soft» gouvernance. Dès lors, que vous n’avez pas d’instrument coercitif pour forcer les gens à  agir selon des règlements pré-établis, vous êtes tenus de développer un processus en trois étapes, comme indiquées précédemment. Si bien que les notables venant à  Davos entrent en discussion sur tels ou tels thèmes, ils acceptent ce cadre de discussion et cherchent ensemble des solutions modernes ou alternatives aux problèmes posés par la gestion des affaires du monde. Ils ont en quelque sorte accepté un début de processus de responsabilisation et d’engagement. Le maximum est atteint par ce type de méthode lorsque les gens entrent en action conjointe de manière volontaire.

Peut-on dire que le Forum de Davos est une sorte de Parlement Mondial?

Je préfère parler de communauté globale. Cependant pour aller dans votre vision, il faudrait plutôt parler de Sénat au sens de «House of Lords» car le concept de Parlement signifie pour mois la présence d’une base légale entérinée par une Constitution. Il n’en est rien avec le Forum, on est simplement dans l’action légitime représentée par des gens ayant de l’influence mais aussi de la sagesse un peu comme on peut le trouver dans des cénacles comme la «House of Lords». Mais il faut un peu développer ce concept. Prenons par exemple ce qui se passe dans les organisations internationales représentant le multilatéralisme. Et bien, les représentants des nations vont toujours dans les discussions et les négociations avec la mission de défendre les intérêts nationaux. Si bien que vous devez chercher des compromis, des consensus représentant un minimum, acceptable pour tous et vous ne pouvez pas en général avoir simplement le meilleur accord possible. Celui qui représenterait un intérêt supérieur à  celui des nations ! En ce point, le World Economic Forum ne peut pas prendre le relais. C’est l’affaire des organisations internationales ad hoc. Il est cependant évident que celles-ci doivent alors tenir compte aussi de la société civile et des entreprises. Le «multistakeholder» est désormais aussi valable pour les organisations internationales. Le World Economic Forum en offrant une plateforme de discussions informelles, échappe ainsi aux contraintes inhérentes aux gouvernements. C’est dans cette logique qu’il souscrit à  la recherche de l’intérêt supérieur, seule condition au succès de la gouvernance monde.

Xavier Comtesse, mathématicien, Fondation pour Genève.

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