Exposition. Le Grand Tour ou la métamorphose de Goethe

Johann Jakob Bidermann, Vue de la Ville de Genève, vers 1790. Gravure au trait à l’eau-forte aquarellée.

L’exposition à la galerie Grand-Rue rappelle le rôle considérable tenu par les peintres de la deuxième moitié du XVIIIe dans la popularisation du Grand Tour, une période importante pour le développement et l’essor de la peinture de paysage, où les artistes, tels Louis Ducros ou Johann Bidermann, entre autres, ont pu capturer et célébrer la beauté de la nature à travers leurs œuvres. La Suisse y gagnera son identité alpine en même temps que Rome perpétuera son statut de capitale du monde.

Gaetano Defino, Napoli dalla Mata, Gouache sur papier.

Au XVIIIe siècle, le Grand Tour était un voyage culturel populaire parmi l’aristocratie et la haute bourgeoisie européennes. Il s’agissait d’un voyage prolongé à travers l’Europe, principalement en Italie, mais également dans d’autres pays européens et parfois même au-delà. Les voyageurs visitaient des villes emblématiques telles que Rome, Florence, Venise et Paris, où ils pouvaient admirer des chefs-d’œuvre de l’art classique, de la Renaissance et du Baroque, et se familiariser avec les grands centres culturels de l’époque.
La période de 1750 à 1800 est une période charnière dans l’histoire européenne et dans le contexte du Grand Tour. Elle correspond à l’époque des Lumières, une période d’intenses changements intellectuels, politiques et sociaux dont les idées se répandent à travers l’Europe, mettant l’accent sur la raison, la connaissance, la tolérance et la liberté individuelle. Les voyages du Grand Tour s’inscrivent dans cette période d’éveil intellectuel et d’intérêt croissant pour l’éducation et la culture.
De plus, la période de 1750 à 1800 est marquée par des bouleversements politiques importants en Europe. C’est une époque de changements de régimes, de guerres, de révolutions et de redéfinition des frontières. Ces événements ont eu un impact sur les voyages du Grand Tour, car ils ont influencé les itinéraires et les conditions de voyage.

 

Abraham Louis Rodolphe Ducros (Moudon 1748 – 1810 Lausanne), L’Arc de Septime Severe. Aquarelle, plume et encre sur papier vergé.

Ce voyage était considéré comme essentiel pour l’éducation et la formation des jeunes hommes de la classe privilégiée. Réservé à une bourgeoisie particulièrement aisée, le Grand Tour était également un symbole de prestige et de statut social amplifié par l’exemple d’illustres voyageurs : L’archiduchesse d’Autriche et reine de France, Marie-Antoinette, a également effectué un Grand Tour avant son mariage avec le roi Louis XVI. Thomas Jefferson (1743-1826) – Le futur président américain Thomas Jefferson a entrepris un Grand Tour de l’Europe en 1787. Il a visité la France, l’Italie, l’Angleterre et d’autres pays, se familiarisant avec les principes philosophiques et politiques de l’époque. Les voyageurs exhibaient leur éducation et leur raffinement en montrant qu’ils avaient les moyens et les connaissances nécessaires pour entreprendre un tel voyage. C’était un moyen de se distinguer des autres membres de la société et d’affirmer son appartenance à l’élite culturelle. Et les esprits avides de savoir de se lancer sur les routes, à la recherche d’expériences qui façonnaient leur esprit et leur créativité.

Deux siècles auparavant, Michel de Montaigne exaltait déjà l’enrichissement culturel et intellectuel que favorisait l’exposition à de nouveaux environnements : “Voyager me semble un exercice profitable : l’âme y a une continuelle excitation à remarquer des choses inconnues et nouvelles, et je ne sache point meilleure école pour façonner la vie que de lui proposer incessamment la diversité et tant d’autres vies. » (1)
Cette opportunité de parfaire ses compétences linguistiques, d’élargir sa compréhension du monde et de cultiver une vision cosmopolite n’avait pas échappé à Goethe pour qui voyager à travers l’Italie avait été le désir de toute une vie ; un vœu enfin réalisé en septembre 1786, lorsqu’il a quitté Carlsbad et a traversé le Brenner, passant par Venise, Bologne, Pérouse et Rome. Par la suite, il s’est arrêté à Naples et en Sicile, puis est retourné à Rome.

“L’Italie m’a métamorphosé, dit-Goethe. L’homme qui a quitté Weimar l’année dernière n’est pas le même qui est arrivé à Naples et que vous voyez à présent devant vous.” En rapportant les propos du romancier, tenus lors d’une réception donnée par l’ambassadeur d’Angleterre (1764 à 1800) William Hamilton, à Naples en mai 1787, Susan Sontag rappelle que la période de Goethe était marquée par un désir ardent de se cultiver, de s’instruire et d’élargir ses horizons :  “Les gens avaient soif de choses édifiantes. Le savoir était à la mode, alors – et le philistinisme démodé.” (2)

Le Sud

En abordant le Sud, Goethe découvre une façon de vivre et fait sienne la description de la Campanie par Pline (3) dix-sept siècles plus tôt « Ces contrées sont si heureuses, si pleines de charme, si fortunées qu’on reconnaît que la nature a pris plaisir à son oeuvre. »
Et le romancier allemand de s’enthousiasmer à son tour: « Naples est un paradis, chacun vit dans une sorte d’ivresse où il s’oublie lui-même. Il en va de même de moi, je me reconnais à peine, je me fais l’effet d’un tout autre homme. Hier je pensais : ou bien tu étais fou autrefois, ou bien tu l’es à présent.  Ce que je me dis est arrivé : que j’apprends dans ce pays seulement à comprendre et à expliquer bien des phénomènes de la nature et bien des confusions dans les opinions. »(4)

A Naples, tout au long du XVIIIe, l’émerveillement des grand-touristes et des peintres découvrant la rade a conduit ces derniers à délaisser la représentation de la ville pour privilégier les vues du bord de mer. Pour Goethe, c’est également l’occasion de faire une nouvelle expérience esthétique : « Nous avons la manie d’appeler barbare et de mauvais goût la manie des couleurs bariolées, et elle peut l’être et le devenir d’une certaine manière; toutefois sous un ciel bien clair et bleu rien n’est bariolé en réalité, car rien ne peut surpasser l’éclat du soleil et son reflet dans la mer. »

Saverio Della Gatta, (actif à Naples de circa 1777 à 1827), Cava dei Tirreni, Gouache sur papier vergé.

Cette période du Grand Tour, entre 1750 et 1800, a été une période d’une grande importance dans l’histoire de l’art européen. Les artistes de cette époque ont été attirés par les multiples motivations qui les ont poussés à entreprendre ce voyage culturel. De l’éducation artistique à la recherche d’inspiration, en passant par le développement de réseaux et de contacts, le Grand Tour a offert aux artistes et aux écrivains – tels, entre autres, Louis David, Caspar David Friedrich, William Turner, Thomas Gainsborough, les Suisses Abraham Louis Rodolphe Ducros, Pierre-Louis DelaRive, Isaac-Jacob LcroixJohann Heinrich Füssli, Guy de Maupassant, Mary Shelley – l’occasion unique d’explorer de nouveaux horizons et de se nourrir de nouvelles expériences.
Les peintres paysagistes ont été particulièrement influencés par les paysages variés et pittoresques qu’ils ont découverts lors de leur voyage. Ils ont capturé la grandeur des montagnes, la sérénité des lacs et la beauté des villes européennes dans leurs œuvres, contribuant ainsi à l’émergence du mouvement du paysage et de la peinture romantique. Ils ont puisé leur inspiration dans les récits mythologiques, les scènes historiques et la vie quotidienne des peuples rencontrés, créant ainsi des œuvres riches en diversité culturelle et en expression humaine.

L’Orient

David Roberts, Louis Haghe, Remains of a Triumphal Arch at Petra. 1839. Lithographie sur papier, avec rehauts d’origine d’aquarelle et de gouache.

Certains voyageurs et artistes du Grand Tour ont décidé de prolonger leur voyage au-delà de l’Europe et de se rendre, sur les traces de Tavernier ou Sir William Jones, en Orient, en Inde et en Asie. Cependant, il convient de noter que ces voyages étaient moins courants et nécessitaient souvent plus de temps, de ressources et d’efforts logistiques. Leurs voyages en Orient, en Inde et en Asie ont ajouté une dimension supplémentaire à l’expérience du Grand Tour, élargissant encore davantage les horizons des voyageurs de l’époque.

L’exposition à la galerie Grand-Rue montre une belle sélection d’œuvres sur papier par Abraham Louis Rodolphe Ducros (1748-1810) et Giovanni Volpato (1735-1803), des aquarelles originales et des gravures aquarellées. L’artiste suisse installé à Rome s’était en effet associé au fameux graveur italien pour produire des gravures coloriées qui étaient principalement vendues aux touristes de passage mais également à d’illustres mécènes comme le roi de Suède Gustave III ou Catherine II de Russie. Son plus important commanditaire est Sir Richard Colt Hoare (1758-1838), qui avait une collection importante de paysages de l’artiste dans son château de Stourhead dans le Wiltshire.
Ducros fait partie des artistes qui donnent ses lettres de noblesse à l’aquarelle de paysage et en fait un genre à part entière, aux côtés d’artistes comme John Robert Cozens (1752-1797) ou William Turner (1775-1851). Le choix de formats très grands, magnifiquement encadrés, participe de cet effet et donne l’impression au spectateur d’être face à de véritables tableaux.

Au Temps de Goethe
Aquarelles, gouaches, dessins et gravures
Exposition 4 mai – 15 juin
Galerie Grand-Rue 25, Grand Rue, Genève.

Toutes les images: Courtoisie Galerie Grand-Rue

Notes

1. Michel de Montaigne, Essais, III, 9.
2. Susan Sontag. The Volcano Lover, 1992. L’amant du volcan. Christian Bourgois, 1995.
3. Pline l’Ancien,  Histoire Naturelle, cinquième chapitre du troisième livre.
3. Johann Wolfgang von Goethe, Voyage en Italie. Slatkine reprints, 1990.

Louis Ducros (1748-1810) était un peintre suisse du 18e siècle, connu pour ses paysages et ses vues panoramiques. Il était originaire de Lausanne, en Suisse, et a travaillé principalement en Suisse, en Italie et en France. Ducros était particulièrement apprécié pour sa capacité à capturer la beauté des paysages alpins, en particulier les montagnes des Alpes suisses.

Saverio Della Gatta (1750-1828) : Saverio Della Gatta était un peintre italien du 18e et du début du 19e siècle. Il était connu pour ses paysages et ses scènes de genre pittoresques. Della Gatta a travaillé principalement en Italie, capturant la beauté des paysages italiens lors du Grand Tour. Ses peintures se caractérisent par une utilisation habile de la lumière, une palette de couleurs riches et une attention aux détails.

Johann Jakob Bidermann (1740-1830) : Johann Jakob Bidermann était un artiste suisse du 18e siècle. Il était spécialisé dans la peinture de paysages et de scènes alpines. Ses œuvres représentent souvent les majestueuses montagnes des Alpes suisses avec précision et un sens aigu de la composition. Bidermann était réputé pour son talent à capturer l’atmosphère et les nuances des paysages alpins, créant ainsi des œuvres empreintes de romantisme et d’une grande finesse technique.

David Roberts (1796-1864) : David Roberts était un peintre et aquarelliste écossais du 19e siècle. Il est principalement connu pour ses peintures de sites archéologiques et de paysages orientaux. Roberts a voyagé en Égypte, en Palestine, en Syrie et en Turquie, où il a capturé les ruines anciennes, les scènes de vie quotidienne et les paysages exotiques de ces régions. Ses œuvres sont caractérisées par leur précision architecturale, leur richesse de détails et leurs couleurs vibrantes.

Louis Haghe (1806-1885) : Louis Haghe était un graveur et lithographe belge du 19e siècle, principalement actif en Angleterre. Il est célèbre pour sa collaboration avec David Roberts, pour qui il a réalisé des reproductions de ses peintures en lithographie. Les œuvres de Haghe sont appréciées pour leur qualité technique exceptionnelle, leur fidélité à l’original et leur capacité à capturer les détails et les nuances des peintures de Roberts. Il a contribué à populariser les œuvres de Roberts en les rendant accessibles à un plus large public grâce à la lithographie.

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