Qui de la ville ou de l’architecte doit construire l’autre ?

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Lucius Burckhardt, “Die Landschaftsfalle”, Multiple 1986, Galerie Eisenbahnstrasse, Berlin.

Lors de l’inauguration du Pavillon suisse à la Biennale de Venise, le conseiller fédéral Alain Berset a vanté en quelques mots le succès dont jouissent les architectes suisses à l’étranger :
“Si nos architectes ont parfois pu souffrir d’un manque de vision de nos autorités en Suisse, ils n’ont en revanche jamais eu à se plaindre d’un manque de visibilité dans le reste du monde.”

Le conseiller fédéral a poursuivi “en ces merveilleux Giardini dans lesquels j’aime me promener avec mes yeux. Lucius Burckhardt, dont le travail est exposé cette année au Pavillon suisse, disait plutôt: “je réfléchis avec mes pieds”.

Dans sa volonté de bousculer et repenser l’architecture, notre compatriote Lucius Burckhardt, sociologue et théoricien de la planification, préconisait la balade en milieu urbain pour mieux découvrir tous les infimes petits rouages qui font la mécanique des villes. Il en a d’ailleurs fait une science, la Promenadologie. Se promener avec les yeux, réfléchir avec les pieds, c’est arpenter le monde qui nous entoure en se souciant des détails qui le composent.

Avec cette approche, il nous rappelle le poète et écrivain français Guy Debord et sa Théorie de la dérive, qui prétendait saisir l’esprit de la Ville par le biais de la marche et d’une exploration sensorielle. C’est bien cet esprit de la Ville que Lucius Burckhardt entendait inculquer à ses élèves architectes de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, un peu comme si c’était la Ville qui devait construire ses architectes bien plus que le contraire.

La Promenadologie est une invitation à sortir de chez soi et s’en aller percer les mystères de l’urbanisme. Dans le même temps, et l’un des particularismes politiques helvétiques fait que cela m’intéresse également en tant que Ministre de la santé, la Promenadologie est aussi une incitation à se maintenir en forme, susceptible d’engendrer une baisse des coûts de la santé publique.

Le regard décalé mais visionnaire que Lucius Burckhardt posait sur l’architecture s’explique par ses connaissances interdisciplinaires et notamment ses formations d’économiste et de sociologue. Dans un ouvrage paru en 1966, La Dimension cachée (The Hidden Dimension), l’Américain Edward T. Hall regrettait que “psychologues, anthropologues, ou ethnologues ne fassent pas partie des commissions d’urbanisme en tant que membres permanents”. Toute construction urbaine nécessiterait d’abord une connaissance complète de ses habitants et, surtout, de leur culture, “cette réalité cachée qui échappe à notre contrôle mais n’en constitue pas moins la trame de l’existence humaine”. Pour ma part, je dirais plus prosaïquement que le meilleur des ciments, c’est du sable et de l’eau mélangé à de la culture.

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Lucius Burckhardt and Cedric Price – “A stroll through a fun palace”.  Hans Ulrich Obrist revisite, à cette occasion le récent passé de l’architecture en consacrant tout à la fois des rétrospectives à Lucius Burckhardt (1925–2003) et Cedric Price (1934–2003) et en préfigurant l’avenir de la discipline au XXIe siècle. Projet présenté par la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia © Swiss Arts Council Pro Helvetia.

L’architecture se situe d’ailleurs à la croisée des chemins de culture: il n’est point d’université, de musée ou de bibliothèque sans un architecte. Un architecte comme pouvait l’être Cedric Price, qui n’était pas suisse, mais anglais. Lui concevait l’architecture comme un laboratoire et a imaginé un palais des divertissements (Fun palace), soit une grande maison de la culture dont les ossatures intérieures mobiles redessinaient à l’infini les espaces au gré des besoins de ses occupants. Là encore, l’architecture est au service de la culture. Cedric Price est associé au projet présenté au Pavillon suisse dans le cadre de la 14e Biennale internationale d’architecture en cette année 2014.

Pour la Suisse, 2014 est une date particulière qui voit célébrer les 50 ans de son exposition nationale. L’« Expo 64 », contemporaine des idées de Price et de Burckhardt, fut un laboratoire d’architecture en cette période de formidable croissance économique d’après-guerre. Lucius Burckhardt aurait même voulu y construire une véritable cité moderne. Son projet n’aboutit pas.

Si nos architectes ont parfois pu souffrir d’un manque de vision de nos autorités en Suisse, ils n’ont en revanche jamais eu à se plaindre d’un manque de visibilité dans le reste du monde. Leur génie a su transfigurer tant de paysages urbains… On pense à Le Corbusier et à sa Cité radieuse de Marseille comme à son capitole de Chandighar, à Mario Botta et à sa cathédrale d’Evry, ou encore à Herzog & de Meuron et à leur « Nid » olympique de Pékin, dans lequel des émules de Lucius Burckhardt ont réussi à se promener en moins de 10 secondes.”

 

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Cedric price. “Fun Palace : Interior perspective. 1964. © Cedric Price fonds, Canadian Centre for Architecture, Montréal.

Deux penseurs parmi les plus visionnaires

Lucius Burckhardt et Cedric Price sont considérés comme les penseurs les plus visionnaires du XXe siècle : ils ont redéfini l’architecture en la centrant sur les personnes, l’espace et l’action.

Economiste politique suisse, sociologue, historien de l’art et théoricien de la planification, Lucius Burckhardt est connu pour être le père fondateur de la ” promenadologie ” – la science de la marche. Pionnier, il a instauré une analyse interdisciplinaire des environnements créés par l’homme, étudiant les aspects visibles et invisibles de nos villes, les paysages, les processus politiques et le lien social ainsi que l’impact à long terme du design et des décisions liées à la planification.

Cedric Price était guidé par la conviction fondamentale que l’architecture devait ” permettre aux gens de penser l’impensable “. Bien qu’il n’ait jamais été réalisé, son projet Fun Palace (1960–1961), conçu comme un ‹laboratoire des plaisirs› et une ‹université de la rue›, a contribué à faire de lui l’un des architectes les plus innovants et provocateurs du Royaume-Uni.

Lucius Burckhardt et Cedric Price ont tous deux critiqué le système traditionnel de l’enseignement supérieur et ont cherché à renouveler la conception de l’université. Fidèle à leurs méthodes révolutionnaires d’enseignement, le projet Lucius Burckhardt and Cedric Price – A stroll through a fun palace de Hans Ulrich Obrist remet radicalement en question l’idée de pavillon national, le métamorphosant en un site d’échange transdisciplinaire, interactif et d’obédience internationale. Partant du principe qu’il n’est pas possible de présenter les pratiques complexes de Lucius Burckhardt et de Cedric Price par le biais d’une exposition statique de dessins, Lucius Burckhardt and Cedric Price – A stroll through a fun palace propose aux visiteurs d’aborder les archives des architectes à travers une exposition performative. La présentation sur Lucius Burckhardt a pour co-commissaires les architectes Herzog & de Meuron, en collaboration avec la Fondation Lucius & Annemarie Burckhardt et les éditions Martin Schmitz; quant aux archives temporaires de Cedric Price, elles sont présentées par le co-commissaire Mirko Zardini, directeur et commissaire du Centre Canadien d’Architecture (CCA). Pour présenter le tout, Herzog & de Meuron ont mis au point un système spécifiquement créé pour la salle consacrée aux arts graphiques du pavillon suisse, et dont l’objectif est de réinventer les structures du savoir et des idées. Visible à travers des parois de verre, mais non accessible au public, il est conçu comme un objet exposé en vitrine.

« En tant qu’anciens étudiants de Lucius Burckhardt, nous avons accepté avec joie l’invitation de Hans Ulrich Obrist de participer à ce petit projet pour la biennale. Plus nous travaillions dessus, plus nous y réfléchissions et plus le concept d’exposition perdait de sa ‹réalité physique›, si bien que seuls flottaient dans l’espace les modes de pensée de Lucius et Cedric.» (Jacques Herzog et Pierre de Meuron, février 2014)

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L’idée d’une architecture capable d’intégrer la dimension temporelle était centrale pour la pratique de Cedric Price et Lucius Burckhardt, et c’est cet aspect-là de leur travail que reflète l’exposition. L’espace est investi en fonction d’une dramaturgie temporaire, débouchant sur une mise en scène changeante et une exposition en constante évolution. Comme Cedric Price et Lucius Burckhardt cherchaient tous deux à inventer de nouvelles formes institutionnelles, l’exposition se focalise en particulier sur cette partie de leur recherche. Les premières journées comporteront un cycle de débats sur l’architecture, l’aménagement paysager et les modalités d’exposition. Ainsi par exemple, Dorothea von Hantelmann présentera plusieurs fois par jour des ‹vignettes›, soit des aperçus du passé, du présent et de l’avenir des institutions artistiques. L’exposition comprendra aussi des contributions de Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno, Asad Raza et Tino Sehgal, tandis que d’autres artistes et architectes contemporains, tels Dan Graham, Liam Gillick ou Koo Jeong-a, rendront hommage à Lucius Burckhardt et Cedric Price.

Relayant les critiques de Lucius Burckhardt et de Cedric Price envers le système universitaire traditionnel, Lucius Burckhardt and Cedric Price – A stroll through a fun palace fera office de véritable école d’architecture, sous la direction de l’architecte italien Stefano Boeri, secondé par Lorenza Baroncelli. Elle accueillera des étudiants et les confrontera à un réseau international de penseurs, d’écoles et de chercheurs, les incitant à réfléchir à la manière dont le paysage contemporain se modifie. Toutes ces réflexions alimenteront un magazine numérique au quotidien et feront l’objet d’une publication hebdomadaire, intitulée The Tomorrow.

A l’invitation de Hans Ulrich Obrist, les architectes japonais d’Atelier Bow-Wow ont choisi de refléter l’idée du Fun Palace de Cédric Price en concevant une installation au-dessus de l’entrée du pavillon suisse.

 

Pavillon suisse et Salon Suisse
14e biennale d’architecture de Venise, du 7 juin au 23 novembre 2014.

Commissaire: Hans Ulrich Obrist. En collaboration avec Herzog & de Meuron, Atelier Bow-Wow, Agnès b., Lorenza Baroncelli, Stefano Boeri, Eleanor Bron, Elizabeth Diller, Olafur Eliasson, Liam Gillick, Dominique Gonzalez-Foerster, Dan Graham, Dorothea von Hantelmann, Samantha Hardingham, Carsten Höller, Koo Jeong-a, Philippe Parreno, Asad Raza, Tino Sehgal, Rirkrit Tiravanija, Mirko Zardini et d’autres.

 

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Publié dans architecture et urbanisme, politique culturelle