Femmes, champs de batailles

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Femmes engagées dans l’armée rouge

L’écrivaine et journaliste biélorusse Svetlana Alexievitch a recueilli et transposé sous forme d’un roman de voix des témoignages de femmes engagées volontaires dans l’Armée Rouge dès 1941. Pour faire face à  la déferlante de divisions allemandes décidée par Hitler. De nombreuses jeunes filles rejoignent alors les rangs de l’Armée.

De 1941 à  1945, plus de 800 000 femmes ont combattu comme volontaires sur le front. “La guerre n’a pas un visage de femme“, sous titré, “Je me rappelle encore ces yeux“, ce mémorial de papier, devient sur scène un chà“ur de récits mêlant de nombreuses voix off de comédiennes passant des fragments de témoignages, impressions et sensations à  celle, sur le vif, de Cécile Canal. La comédienne signe également mise en scène, scénographie et montages sonores. C’est par un tuilage de voix off amplifiées que s’ouvre significativement ce récit polyphonique : « Si l’on considère la guerre avec nos yeux de femmes, de simples femmes, elle est plus horrible que tout ce que l’on imagine. C’est pourquoi, on ne nous pose jamais de questions. »

A l’origine, ces paroles sont celles de femmes vétérans âgées qu’Alexievitch écoute près de 40 ans après les faits. Elles évoquent la solitude, la peur des hommes, la violence et les formes du mal. Mais avant la chute de l’Empire soviétique. Soit avec une certaine naïveté, presque sans distance critique, ce que l’écrivaine relativisera notamment avec ironie lors de l’édition française de ces témoignages en 2005. Ce n’est pas un livre d’histoire. C’est une source incomparable, une matière documentaire brute, unique, mise en forme par une grande écrivaine, qui a servi et servira aux historiens, aux romanciers et gens de théâtre. Un livre où les morts se mettent à  parler. Il faut le lire à  petites doses. Savourer même l’humour noir. Svetlana Alexievitch raconte qu’au moment de la Perestroïka, en 1985, son manuscrit a atterri sur le bureau de Mikhaïl Gorbatchev qui s’est exclamé : «La guerre n’a pas un visage de femme…». Le titre était trouvé et le livre sort des presses quelques semaines plus tard.

 

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Femme sniper russe durant la 2e Guerre Mondiale

 

La voix des sans voix
Parfois tout juste sorties de l’enfance, elles avaient entre 16 et 25 ans. Et s’enrôlent sans trop d’états d’âme dans la Grande Guerre Patriotique alors que les divisions allemandes déferlent sur le sol tant aimé de la Patrie semant la désolation et la mort avec une violence inouïe au fil de la désastreuse opération Barbarossa », facteur crucial de la défaite du Troisième Reich. Au prix de 20 millions de morts. Les “Einsatzgruppen” massacrent systématiquement les Juifs (plus de 1 500 000personnes, essentiellement des femmes et des enfants, seront assassinées de 1941 à  1944) et multiplient les atrocités dans le cadre d’une guerre d’anéantissement. L’uniforme, ce fut pour ces femmes, un moyen, de mettre à  distance, un temps, la violence conjugale, la disparition d’une mère, les mariages forcés, les viols, la faim et autres sévices sans nom qui marquaient souvent si forts leurs jeunes destinées. Ces femmes furent infirmières, brancardières. Mais aussi snipers, aviatrices, fantassins, tankistes ou sapeurs. « Saturée de détails », la guerre au féminin, c’est aussi un archipel de « surcharges physiques et morales », comme l’écrit Alexievitch, vécu par des femmes contraintes de subir « le mode de vie masculin de la guerre ».

Ces voix trop longtemps ignorées sont mises en scène et passées par Cécile Canal ainsi que par des comédiennes en voix off. Les témoignages deviennent des personnages qu’incarnent successivement la comédienne. La grâce de son interprétation tranquille et déterminée, expressive et ductile, évoluant entre de nombreux noirs de scène culmine dans cette vielle femme d’aujourd’hui, hébétée, le regard absent. « A la guerre, j’ai tout oublié. J’ai oublié aussi l’amour. » Entre les voix juvéniles d’alors et celles des personnes âgées rencontrées par Svetlana Alexievitch, Cécile Canal distille ces bouleversements de l’être, la dimension visuellement inédite que la guerre charrie dans son sillage.
Entre deux samovars, la scénographie pose une loge d’actrice, jouant du rouge, du noir et du blanc. Le rouge pour dire le sang versé. Et celui, théâtral aussi, des gélatines posées comme une gangue carmin sur le mobilier. Le noir du deuil trahit le sang séché. Le blanc, lui, évoque autant le linge intime que la poudre d’os, qui marque si fort ces poignants récits. Ce sont aussi les trois couleurs dont la comédienne est revêtue. On sent ici que la parole doit être mise en action par la volonté de réparation, de souvenir ou celle d’esquisser une forme de pédagogie à  l’égard des générations d’après Guerre. Aux yeux de Cécile Canal, il faut laisser entendre au théâtre des choses secrètes et petites, des pertes ou des révélations intimes, inavouées et violentes, toujours très proches de ce que l’on a au plus profond de soi. Les détails colorés sont partout faisant lien entre passé du vécu ressenti et présent du dit devenu récit : « Lorsqu’on coupe un bras ou une jambe, il n’y a pas de sang. On voit de la chair blanche bien propre. Le sang ne vient qu’ensuite. Aujourd’hui encore, je ne peux pas découper un poulet si sa chair n’est pas blanche et nette », détaille une voix off.

 

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Roza–Yegorovna-Shanina-sniper-Portraits de femmes de l’armée rouge

Passés les premiers moments d’exaltation de femme, on assiste au fil des témoignages à  un changement de ton. Le corps s’épuise dans des marches interminables menées en piétinant le seigle des champs traversés tant les routes subissent d’incessants bombardements. « L’herbe verte et un soleil splendide. Et des corps étendus par terre. Le sang. Les cadavres d’hommes et de bêtes. Les arbres abattus. » Aux voyages dans des wagons à  bestiaux, succède la faim qui hante jusqu’aux rêves des jeunes recrues. L’épreuve des combats, ensuite, accompagnée de son lot d’interrogations et de tiraillements intimes. Deux soldats allemands surgissent de derrière une chenillette détruite. En une seconde, ils sont abattus en légitime défense par une femme ramenant un blessé. « Après le combat, je me suis approchée d’eux. Ils gisaient les yeux ouverts. Je me rappelle encore ces yeux. L’un, je me rappelle, était un très beau garçon. C’est dommage. Même si c’était un fasciste, c’est pareil. » Et cet aveu : « Quand on essaie soi-même de tuer, c’est horrible. »

Ce qui marque, c’est bien un acharnement d’Antigone ou de brechtienne Mère Courage à  ramener les corps des blessés juchés sur un chariot. « Voilà  le tableau », entend-on à  plusieurs reprises. Comme dans “Les Cercueils de Zinc” autre opus signé Svetlana Alexievitch, qui recueille les paroles de soldats et infirmières engagés dans le conflit afghan de 1981 à  1989, c’est la vérité des témoins ordinaires qui affleure. D’où une notion de sacrifice souvent centrale dans la constitution d’une identité combattante, résistante. Enfin, c’est la stupeur du retour victorieux, lorsque la troupe défile dans les villages et n’est saluée presque exclusivement que par des femmes.

Le poids d’un monde

Svetlana Alexievitch a fui la Biélorussie métamorphosée en « musée du socialisme »Â  sous la férule d’un ancien directeur de sovkhoze, Alexandre Loukachenko, élu à  la présidence en 1994 et devenu une sorte d’Ubu roi imposant une culture de la peur et de la soumission. Dissidente aujourd’hui installée en Italie, elle définit son à“uvre comme un “roman de voix”. Et elle s’inscrit dans l’héritage du philosophe russe Berdiaev, en privilégiant l’acte de connaître par rapport à  celui d’exister. S’immerger dans l’existence, dans l’humanité des petits gens pour mieux comprendre intimement le poids du monde. “Quel est le sens de la vie ? Quel est le peuple russe ?” Ces interrogations si chères à  Tolstoï sont également présentes dans les écrits d’Alexievitch, comme elle nous le précise dans un entretien qu’elle nous accordé. « Tolstoï était très intéressé par ces deux questions qui, tout au long de sa vie et de son à“uvre, reçoivent des réponses différentes, souligne l’auteur. Je formule ces interrogations d’une autre manière. Je me demande combien d’hommes coexistent en l’homme. »

Que peut-on préserver de cette partie infime qu’est l’homme ou l’humanité dans l’homme ? Pour la journaliste, « ce que l’on trouve chez Dostoïevski et Tolstoï, deux grandes figures de la culture russe et mes écrivains préférés, c’est l’idée que la souffrance constitue l’affaire ou le sens principal du peuple russe. Très liée à  ces deux auteurs, la culture russe est marquée par une sorte de culte de la souffrance. J’appartiens à  une génération qui a vécu une sorte de révolte contre cette idée, dont on trouve les échos dans mes livres. De la Deuxième Guerre mondiale au conflit afghan en passant par Tchernobyl. J’ai compris, dans un premier temps, que les destins particuliers se trouvaient souvent soumis à  un grand événement. Désormais, les choses ont changé. Le petit homme acquiert de l’importance. C’est comme si son émergence marquait le départ de “l’Homo sovieticus” quittant pour toujours la scène de l’histoire. Comme genre littéraire, le “roman de voix” que je pratique, implique un événement épique placé au centre des récits. La personne humaine y est toujours présentée sur deux plans : l’un social, recouvre également son existence dans la culture. Et l’autre dimension est éternelle, métaphysique et philosophique ; elle tient à  la nature de l’être humain. Comme le suggère un dicton russe : “L’homme nu sur la terre nue”. Mon but est de recréer le tissu de la vie en partant de la réalité »

Bertrand Tappolet

“La guerre n’a pas un visage de femme”.
Les Ateliers d’Amphoux, 10-12, rue d’Avignon.
Du 8 au 30 juillet 2010.
Rés : 00334 90 86 17 12. wwww.amphoux.com

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