Usine-sous-rire ou le burlesque improvisé

Legends & Rumours. Théâtre de l’Usine. Photo Niklaus Spoerri.

Au Théâtre de l’Usine, Phil Hayes, champion du comique métaphysique a proposé la mise en boucle virtuose d’un scénario entre trois protagonistes. Article et et entretien.

La ritournelle de Phil Hayes

Au Théâtre de l’Usine, Phil Hayes, champion du comique métaphysique issu du célèbre collectif anglais de théâtre improvisé Forced Entertainment formé en 1984 à Sheffield (Spectacular, Quizoola ! Tomorrow’s Parties, The Thrill of It All, The Coming Storm) a proposé la mise en boucle virtuose d’un scénario entre trois protagonistes, émaillé de nombreuses variantes mettant en relief le statut incertain du souvenir et de la mémoire (Legends & Rumours) et une scénographie de panneaux mobiles se refermant inexorablement sur un trio de protagonistes digne d’un vaudeville décalé. Un processus de mise au jour de traces et mémoires qui participe aussi d’un raffinement des niveaux de réalités et perception confinant tour à tour au brouillage et à l’épure de signes empreints à la fois d’une fausse candeur et d’une revigorante liberté.

Legends & Rumours. Photo Adrian Elseneur.

Very Bad Trip

Dans un cadre visuel très fort, se plaçant aux trois pointes d’un triangle sur un plateau devenant progressivement capharnaüm, les trois performeurs – Phil Hayes, Maria Jerez et Thomas Kasebacher – détournent nombre de conventions du récit et du dire, font storytelling de rushs d’un pré-montage d’une rencontre-confrontation entre deux hommes et une femme. Un storyboard qui semble d’abord tenir sur un timbre poste mais ne cesse de se ramifier en développements et métastases arborescents. Ce faisant, les interprètes interrogent le langage, la nécessité ou non de la représentation. On devine vite que leur saynète remise successivement sur le métier, est à base d’improvisations, de discussions. Avec inventivité, les performeurs convoquent des irrévérences faites à d’autres arts (cinéma, performances, arts visuels) tentant à la fois de captiver et de prendre à contre-pied le spectateur.

Le trio travaille à partir d’une histoire très condensée, c’est-à-dire à partir de fragments qui racontent, de façon laconique, les possibles d’une situation enchaînant notamment entrée de portes parfois récalcitrantes, attente énervée, choix de fond musical, d’Eric Satie sur autoradio à Isaac Hayes en chaine hi-fi miniature, choc d’un coude et menace de renverser une plante verte au sol.

Ce faisant l’exercice rejoint, pour partie, le scénario du film Very Bad Trip signé Todd Phillips (2009). Avec un  pitch antonionien : une rencontre entre trois protagonistes, dont on ne sait s’ils sont amants ou amis, à refigurer pour la pièce Legends & Rumours, une nuit de beuverie extrême à retrouver le fil des hypothèses en un film pour Very Bad Trip, se muent en longues et sinueuses dérives surréalistes. Et cette manière d’ouvre ici la pièce, là le film sur eux-mêmes, dans une logique d’accumulation ici ultra maîtrisée, là incontrôlée de la scène primitive où les indices « manquants » de la rencontre pleuvent comme autant de trous noirs engloutissant tout ce qui précède.

Dans ce vortex temporel qu’est Legends & Rumours proche de l’écriture automatique débarque une guirlande de figures aberrantes et nonsensiques. Ainsi le corps de Thomas Kasebacher couplé à une table à la renverse dont il chute en citant une scène de Cliffhanger avec Stallone, blockbuster en altitude croisant décrochage vertical, glace, neige et mort. Comment ne pas songer aussi à la comédie romantique et fantastique, un Jour sans fin de Sam Raimi (1993) qui met en abyme des procédés de narration ? Envoyé en reportage, un présentateur météo misanthrope est piégé dans une boucle temporel : chaque matin, son radio réveil joue I Got You Babe de Sonny & Cher, puis sa journée précédente se répète à l’identique. Selon ses modalités dramaturgiques propres, le scénario vertigineux de Legends & Rumours en forme de ritournelle deleuzienne offre toutes sortes d’hypothèses, de fictions virtuelles sur un canevas unique toujours enrichi avec ces corps de performeurs automates, gymniques, désynchronisés. Le temps semble suspendre son vol par sa propre répétition.

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Photo Idd.

Emménager et déménager le théâtre

Entre songe, mécanique corporelle du burlesque, ce comique de gestes façon Jaques Tati, observation plasticienne, éclats parodiques du répertoire et théâtre populaire façon spectacle de fin d’année déglingué, le tandem suisse formé par le comédien Julien Basler et l’artiste plasticienne-scénographe Zoé Cadotsch met en chantier avec bonheur l’installation d’une scénographie au cœur d’un théâtre burlesque déceptif de la catastrophe (Les Fondateurs font du théâtre) aux cotés des danseuses performeuses Anne Delahaye Pauline Wasserman et des acteurs Aurélie Pitrat et Vincent Fontannaz. Diilution de l’action et suspensions du temps se conjuguent dans cet univers en construction et déconstruction. Changeant tous les soirs, la création est placée sous le signe du brouillage, notamment quant à l’usage des objets choisis préalablement par le public. Ce qui est visible n’est pas pour autant identifiable. Brouillage aussi de la narration puisque Les Fondateurs font du théâtre ne « raconte » pas une histoire, tout juste suit-on des êtres plongés pendant une heure trente dans un environnement changeant. Les Fondateurs font du théâtre se parcourt du regard comme la carte d’un territoire physique et mental, où les objets façonnent les reliefs intimes. C’est un acte politique ou une profession de foi : rendre aux objets leur singularité, leur autofiction, leur absurde poétique et ironique, leur incroyable inertie et pesanteur envers et contre ceux qui souhaiteraient les réduire à leur fonction utilitaire, froide et impersonnelle.

Dans Poétique de l’espace, le philosophe Gaston Bachelard écrit : « Non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont logés ». Notre inconscient est “logé”. Notre âme est une demeure. Et en nous souvenant des “maisons”, des “chambres”, nous apprenons à “demeurer” en nous-mêmes. On le voit dès maintenant, les images de la marchent dans les deux sens : elles sont en nous autant que nous sommes en elle. » C’est cette compénétration entre corps actants, objets et lieux que l’opus met à mal autant qu’interroge comme source inépuisable de comique étrange et intranquille. D’une certaine manière, on pourrait suggérer que Les Fondateurs font du théâtre rappelle par instants la vidéo installation Der Lauf der Dinge de Peter Fischli et David Weiss : tout y repose sur un jeu d’écarts, de continuités et de rappels entre des œuvres en action-réaction saisies dans leur capacité à produire des opérations ; tout le cheminement dans l’espace y est conçu comme un jeu de basculement et circulation des objets. Se dégagent des rapports d’enchaînements et de ruptures entre les œuvres (peintures, tableaux vivants, scène de repas sous la tempête), qui donnent à voir un “cours des choses”. Hors trente minutes sans paroles décidées pour toutes les représentations, la pièce semble se dérouler sans ordre, les performeurs prenant les choses et les situations selon qu’elles leur viennent là dans la main.

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Photo Idd.

Le statut des performeurs improvisateurs, sont ici moins déclencheurs de catastrophes que victimes ou coactifs d’un environnement de paravents, tables, antique téléphone à cadran. Autant de pièces prosaïques d’objets témoins d’un théâtre réaliste, vériste aujourd’hui porté disparu. La mort s’invitera in fine en ce chantier reformaté par des ouvriers en salopettes bleu de travail d’une classe ouvrière en voie d’extinction, pastichant moins des scènes cultes du répertoire qu’assurant l’étouffement, voire la strangulation de comédiens désormais pressurés comme des tubes de peinture colorés remisés et mettant fin par leur disparition successive à une écriture de plateau pendulant entre peinture de paysages et paysages dévastés à l’abandon. Le renversement, ici, n’est plus déterminé par les gestes d’un corps, mais par une combinaison d’éléments dont l’addition et le couplage engendre le comique dramatique.

L’air de rien, avec leur dégaine détachée et leurs paroles vaines, leurs dialogues exsangues, c’est l’assise de leur propre spectacle que les performeurs semblent remettre en question à chaque mouvement, constellation spatiale ou réplique. Comme si la représentation pouvait s’interrompre à chaque seconde, demeurer suspendue en l’air, pareilles aux paroles gelées de Rabelais. Ou poursuivre des voies sans issues si pleines néanmoins de ressources narratives évoquant tour à tour les Groucho Marx, Harold Lloyd, le Théâtre du Radeau ou le travail d’artisan bricoleur de plateaux et tréteaux comme Pierre Meunier. Avec le temps, on arrive à se  perdre délicieusement dans leurs histoires inachevées, pour alors mieux retrouver les nôtres, parfois tout aussi funambules et sur le fil du déséquilibre, un vacillement absurde lentement ajouté aux leurs.

Bertrand Tappolet

 

Entretien avec le performeur britannique Phil Hayes

Quel a été le point de départ de la création Legends and Rumours avec Maria Jerez et Thomas Kasebacher ?

Phil Hayes : Il s’agit essentiellement d’un recueil d’entretiens et de textes  de musiciens et compositeurs célèbres décrivant la manière dont ils écrivent des chansons et créent leurs albums. Ainsi ces artistes dépeignent-ils aussi parfois une journée ordinaire jusque dans ses moindres détails qui peut être à l’origine de certains textes et  chansons. Par exemple : « C’était un soir dans la Cité de Calvin, je parlais avec un homme vêtu de noir et pouvais percevoir les rumeurs des techniciens remballant le matériel au cœur de la scène dans le lointain. Je regardai à travers la fenêtre de la régie et vis les lumières dansés sur les murs. Soudain, une voix s’éleva en français. Puis l’idée affleura à la surface de mon esprit. » En partant de Ces matériaux textuels, nous avons inventé ce jeu où est essentiellement crée une mémoire de l’ici et maintenant.

Votre démarche dramaturgique se réfère-t-elle à la figure culte du burlesque, le slow burn, où une action est reprise en boucle jusqu’au gag ou à l’épuisement.

L’action est reprise plusieurs fois selon des perspectives différentes, à l’image de la technique cinéma du gros plan. L’intrigue gestuelle et de situation s’interrompt à intervalles afin que chacun des protagonistes interrogent l’autre sur ce qu’il a réalisé, le pourquoi et le comment d’un déplacement ou d’un acte pendant le cours de ces derniers, comme celui de lancer ou réceptionner une orange. On peut voir ce scénario à l’instar d’une forme de répétition où le temps est étiré, manipulé, réécrit en permanence. L’idée du Ruban de Möbius est ici pertinente. Il s’agit du retour du même, mais qui n’est jamais identique. Le tout répété quasi à l’infini en ajoutant à chaque version de l’action scénique de nouveaux détails, variantes, développement et modulations ou des motivations inédites, singulières, comme si les didascalies ou indications de scène se raffinaient à chaque reprise ou réactivation de la scène.

Tout n’est pas mené sur le fil de l’improvisation. Du coup, après une demi-heure, Je sors invariablement de l’espace de cet appartement stylisé comme dans un studio TV où se tourne un drame, une comédie, un sitcom ou une série. Le travail se concentre sur la manière de se remémorer et la faculté d’oubli, deux dimensions intimement liées à un processus mémoriel.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Bertrand Tappolet

Legends and Rumours s’est joué du 30 mai au 2 juin 2013.

Les Fondateurs font du théâtre Jusqu’au 9 juin 2013, 20h30, à Genève. www.theatredelusine.ch

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