Un très grand “Baal” rock et androgyne

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Photos du spectacle : Christian Reynaud de Lage

Du troubadour pour bouges, Baal, affirmant que « ce qu’il y a de meilleur c’est le néant », la mise en scène de François Orsoni et le jeu inspiré de Clotilde Hesme font une figure rimbaldienne voulant se fondre avec les éléments et l’inconscient du sommeil. Une réalisation superbe, magnifiée par une rage adolescente.

Ère du fragment

Chanteur vagabond et poète ivrogne et dépravé, le personnage de Baal est le produit d’une période de l’entre-deux guerres empreinte de nihilisme. Comme Brecht le précise, il joue à  faire « le mâle ». La multitude des crimes et des cadavres apaise Baal. Et suggère qu’il fait beaucoup d’efforts pour simuler le « mâle ». Pourquoi dès lors ne pas faire incarner cette figure d’artiste génial et meurtrier par une actrice, Clotilde Hesme ?
En proposant la pièce comme une suite de scènes brèves, contrastées, la mise en scène de Baal, ce premier opus théâtral de Brecht écrit en 1918 (et qui connaîtra plusieurs réécritures successives), s’est parfaitement souvenu de l’influence du Woyzeck de Büchner sur l’écriture brechtienne, fragmentaire et réfléchissant sur le meurtre et l’aliénation de l’individu. Rejeté dans sa solitude chaotique et sa fragilité, l’être humain pour le Brecht d’alors vit un sentiment de permanente insécurité. Il fait l’exact opposé de ce qu’il voudrait accomplir. Ses actes lui sont ravis, ils se retournent contre lui. Investi par des énergies destructrices, car vivre c’est déjà  mourir, son intime lui demeure foncièrement étranger. Si Baal rêve d’une fusion avec les forces élémentaires, d’un éternel retour aux forces végétatives, au sommeil inconscient, il est aussi épuisé par ses déchaînements sexuels. Qui ont peut-être pour finalité de mettre l’homme à  nu, à  vif, de le couper de ses alibis et de ses justifications.
Le metteur en scène corse François Orsoni pointe dans cette à“uvre de jeunesse de Brecht : « un questionnement sur le corps, la chair, la manière de faire bouger les acteurs. En réalité, il y a une profusion verbale. Elle se fait sans interruption et est distribuée de manière asymétrique, étant donné que c’est Baal qui est toujours présent et parle le plus. Ce personnage est très prolifique. C’est le rapport à  la parole et au désir qui a été la chose la plus importante. En outre, il y a fragmentation et discontinuité. Brecht ébauche ainsi dans ce texte le principe de la discontinuité. Il faut en permanence déconstruire et reconstruire l’illusion. C’est une des clés de la dramaturgie brechtienne et pirandellienne. » Parmi les sources de ce premier essai théâtral de Brecht, on dénote l’esprit de contestation et la musique. Cette dernière est confiée ici à  Tomas Heuer, un ancien musicien des groupes Lucrate Milk et Bérurier Noir. Il distille un rock punk de la plus belle eau. La pièce est ainsi expressionniste par sa forme de ballade lyrique mêlant phrases musicales et chants de cabaret aux séquences discontinues d’un dialogue dans le style du Woyzeck de Büchner. Mais la pièce est aussi foncièrement anti-expressionniste en dénonçant radicalement une vision idéalisée de l’homme.

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Anarchy in Germany

Si Baal évolue dans la compagnie des hommes, les pieds dans le caniveau des humaines déjections – l’opus offre son éloge du petit coin -, il a aussi la tête dans les étoiles et les ciels aux teintes  contrastées rappelant Chagall ou les peintres expressionnistes allemands. Sa coupe garçonne, sa manière féline d’évoluer, sa dimension de gamin perdu évoque de loin en loin la silhouette androgyne, mélange de grâce fuselée et de force perverse, de David Bowie incarnant en 1983 le rôle titre au détour d’une adaptation réalisée pour un téléfilm de la BBC. Torse nu, percutant à  plusieurs reprises le poitrail de son compagnon Ekart, Clotilde Hesme a tout du chanteur emblématique des Sex Pistols, Johnny Rotten, l’icône punk en concert dans ce qui reste ici de l’ordre du jeu d’enfants. Brecht n’a-t-il pas conçu originellement cette figure de Baal dans sa période « anarchisante » ?
A ce titre, l’extraordinaire jeu de Clotilde Hesme, oscillant entre sa présence dans les lieux et les 21 tableaux de ce qui est aussi un « Stationendrama » expressionniste, et son absence au monde, une sorte de retrait éthéré, donne au personnage son rythme erratique, comme une incertitude à  « être », La comédienne rend magnifiquement la vitalité insolente du personnage qui fascine, sa joie de vivre toute animale, ses simulacres d’autodestruction, son exaltation dangereuse, son extrême fatigue aussi. Ce personnage là  est à  n’en pas douter la part d’utopie que la mise en scène s’acharne à  faire perdurer jusqu’à  épuisement complet, une humanité autre, mutante et meurtrière, idéaliste sans prosélytisme, qui perd peu à  peu sa raison d’être au milieu de ce flot de survivants et de défunts. A côté, en effet, il n’y a que des personnages concrets souvent conscients qu’il leur faut s’adapter. Pas sorcier d’imaginer combien le mot “adaptation” ne sied pas et ne siéra jamais au poète. Fort intelligemment, Baal sort de scène comme l’on sortirait d’un concert après avoir interpellé sa mère en lui disant la nécessité de faire disparaître le seul être que Baal désire, le compositeur Hans Ekart. Les femmes, Baal les croisent en s’intéressant à  leur toilette intime, les maltraitant avant de les délaisser ou de les tuer. Dans cette version scénique, ces femmes sont autant d’images tremblantes, qui évoluent souvent les yeux baissés. Ici d’écolière se révélant, frissonnante, quasi virginale en soutien gorge et petite culotte. Là  tournant telle une pin-up portant tailleur jaune et chaussures blanches rehaussées de traits colorés semblant appliqués au pinceau.

Ivresse de mort

Ce choix d’un Baal féminin s’avère d’autant plus probant qu’il permet un regard neuf sur l’homosexualité du personnage. En l’imaginant, Brecht songeait à  Verlaine. Et surtout à  Rimbaud, dont les poèmes qui émaillent la pièce reprennent nombre de tournures et d’images, à  l’instar du ciel, toujours blafard, violacé ou laiteux. En Clotilde Hesme, la violence et le cynisme de Baal ne parvenaient à  nous séduire, s’ils ne trahissaient un besoin d’échange intense, constant avec le monde. Témoins, ces jets liquides sortant de sa bouche pour asperger les convives avec un lyrisme enfantin et une bravade de l’ordre de l’éructation. L’actrice donne à  merveille toutes les modulations de cette imagerie plus fraîche qui inonde la pièce, celle des rivières où Baal ne cesse de s’immerger, des nuages, des prairies et des vents. Au centre du plateau, une table où trône un immense cube de glace gouttant au fil de la pièce et qu’entoure une kyrielle de bouteilles emplies d’eau. Tout est dit de ce désir d’écoulement sans effort que Baal poursuit à  travers les formes de l’ivresse : le vin, le coït et le meurtre.
Dans une veine plus parodique, Albert Guyon campe un Ekart déjanté à  souhait sniffant les lignes aqueuses de schnaps sur un effilé plateau d’argent, filant un monologue en affirmant crânement que lui aussi a droit à  cet exercice qui, de son aveu, le fait jouir. Tour à  tour fébrile, affecté et maniéré dans ses poses zozotantes, il a un peu du parfum des stylistes fashionistas Karl Lagerfeld ou John Galliano. Ce Falstaff sous acide se révèle d’un comique pénétrant façon taureau à  la charge, lorsqu’il saille à  plusieurs reprises un mâle postérieur en prenant son élan jusqu’à  pirouetter dans le vide. Il excelle dans des formes canoniques du burlesque, le slow burn et le running gag. Comme Baal, il est armé d’une perpétuelle ironie qu’il tourne aussi contre lui-même.

Bertrand Tappolet

“Baal”. Avignon. Cloître des Célestins. Jusqu’au 25 juillet 2010

Rés : www.festival-avignon.com

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