Réalités fictionnalisées d’Amérique latine

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“Mateo”, Maria Gomboa, Colombie, 2014.

Dérives et constructions identitaires

Ce film s’inscrit en marge notamment du conflit interne colombien, le plus vieux d’Amérique latine, ayant fait plus de 220’000 morts et 5 millions de déplacés en cinquante ans, et du processus de paix négocié à la Havane depuis novembre 2012 entre le gouvernement colombien et les dernières guérillas d’extrême gauche du pays (FARC et ELN). Mais aussi au cœur d’une région fluviale dominée par l’industrie chimique, une violence endémique et la présence d’une maffia locale dont on ne sait si elle émarge d’anciens éléments paramilitaires ou de guérilleros convertis aux extorsions et rackets.

« Avant ce long métrage, j’ai tourné une série tv à destination et autour des adolescents, leur place dans des situations conflictuelles et la prévention qui leur était destinée face au conflit armé en Colombie, où ils sont souvent en première ligne », explique la réalisatrice rencontrée à Genève. Elle poursuit : «  En voyageant dans le pays, j’ai pu saisir que l’art jouissait d’une grande place dans cette optique de prévention des conflits. Lors d’un festival de cinéma fut invité un prêtre jésuite ayant initié avec d’autres organisations le développement de la paix un programme dans la région du Magdalena Medio, lieu du tournage. Ce religieux évoquait longuement le pouvoir attaché à la dignité. Je l’ai ainsi suivi en participant à ses activités visant à l’établissement des conditions d’une paix pérenne dans la région où j’ai vécu cinq mois, me mêlant aux groupes adolescents. Ainsi ai-je découverts leurs créations théâtrales et tertulia littéraire. » La tertulia (ou cercle, voire café littéraire) est une réunion informelle et périodique qui tourne autour d’un thème ou de poèmes notamment. Elle permet aux participant-e-s de s’informer, de débattre, de croiser idées et points de vues.

Dans les quartiers défavorisés en lisère du fleuve Magdalena, on découvre une zone probablement de non droit où pas un seul policier, souvent corrompu ailleurs, n’apparaît hors un rapidement salué par le parrain local, l’oncle Walter. La raison en est partiellement donnée par un homme à un prêtre révolté par cette situation d’asservissement volontaire à un usurier mafieux local qui détient le monopole de la force armée et de la violence et rackette à tout va en infusant une culture de la peur favorisant les replis sur soi. En substance, une plainte à la police se solde par la perspective d’une exécution nocturne du plaignant.

La pratique théâtrale axée sur le travail corporel réalisé en commun donne lieu à des moments révélateurs. Ainsi une séance de jeu inspirée sans doute du praticien et metteur en scène russe Stanislavski dévoile une fontaine à eau illuminée de l’intérieur par une grappe d’ampoules. Elle devient ici une matrice lumineuse propre aux révélations et anamnèses. S’en saisissant, Mateo avoue avoir accepté, pour prouver sa loyauté au mafioso local, d’infiltrer ce groupe de théâtre local afin de contrer les possibles activités politiques de ses membres et d’investiguer sur eux. L’exercice favorise l’émergence et la circulation de la parole et de l’écoute au sein d’adolescents œuvrant dans un collectif théâtral dirigé par un prêtre prônant une forme de théologie de la libération par la résistance pacifique, déterminée et communautaire face à l’emprise mafieuse sur toute une communauté.

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“Mateo”, Maria Gomboa, Colombie, 2014.

Architecture et humanité

Hotel Nueva Isla nous livre le résultat d’un travail cinématographique dont la posture se rapproche de celle d’un ethnographe. C’est de l’intérieur que les cinéastes ont filmé cet espace-temps d’un hôtel en ruines qui continue à se défaire pour ne pas refaire une vie qui l’habite. Co réalisé par Irene Gutiérrez et Javier Labrador, le film est dédié à Jorge de los Rios (1954-2013) qui a vécu malgré les risques d’écroulement du bâtiment où il vit, le dernier des habitants d’un luxueux hôtel en ruines. Il refuse d’abandonner l’immeuble tant il est convaincu que les murs de l’hôtel recèlent les trésors que les anciens locataires auraient dissimulés lors de l’avènement de la Révolution Cubaine.

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“Hotel Nueva Isla”, Irene Gutiérrez, Espagne – Cuba, 2014.

De fouilles patientes dans les entrailles du lieu en rencontres avec des êtres de passage (son amante Josefa, une écolière à laquelle il apprend les voyelles, sa mère, un Noir fatigué et éprouvé venu y trouver un havre temporaire, son chien sorte de Rantanplan des rues), Jorge semble s’être enterré vivant dans un univers qu’il participe autant à reconstruire qu’à déconstruire. Il brûle aussi le résulta de se fouilles (une petite pelle à gâteau argenté) avec les photos d’un passé peut-être militaire, qui ne sera jamais explicité, le film laissant tout en suspension et pointillés.

Les silences de cet homme sont lourds de paroles malades ou de ses écrits réalisés à la main sur des murs bleuis qui tiennent autant du journal intime, de la chronique amoureuse que de cris et de révoltes. En compagnie de son chien, Pataban qui circule et repose dans nombre de plans sans oublier de quitter son maître à intervalles réguliers, il semble que l’œil écoute alors que tout peut s’éteindre, retourner à la nuit.

Le film navigue entre le documentaire et la fiction avec cette sensation de se retrouver piégé entre le romantisme sale de l’écrivain cubain Pedro Juan Gutiérrez et quelque chose du journal intime façon Wendy Guerra, le jeune prodige de la littérature cubaine aimant qu’une «histoire se déroule comme un ruban, qui devient une sorte de structure narrative en elle-même». Ainsi dans la chambre, la maîtresse de Jorge le caresse. Il est torse nu comme un stylite évoquant par instant avec sa barbe blanche qui s’effiloche et ses traits émaciés rapatrient le fantôme de Fidel Castro, entre deux « chimios ». Elle : « Pense à ma proposition. Un homme seul ne vit jamais très longtemps. Les gens ont besoin de compagnie. Quelqu’un pour prendre soin de toi et de ta santé, sortir avec toi. » « Tu es effrayé par la mort, je pense. » Contrarié, il répond « Qu’est-ce que tu veux dire Josefina ? » Elle lui lit les lignes de la main même s’il n’y croit pas. « Tu n’es pas seul. Tu as deux fils et une fille qui sont loin. Les trois t’aiment, C’est la famille. Juste comme je t’aime. Nous pourrions être ensemble à nouveau, commencé une autre vie» Il lui caresse un sein. Elle lui embrasse la poitrine. « Est-que tu m’aimes ? » « Moi je t’aime », dit-elle encore. Du côté de Jorge, on a l’impression que le silence omniprésent dans lequel il s’abîme set la présence absolue du signe dont il faudra précisément l’absence. Une démarche en partie insensée à laquelle tout le film s’emploie.

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