Placebo : l’énergie intacte vingt ans après

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A l’Arena, le groupe mythique Placebo retrouve une énergie incandescente et vulnérable pour mêler dark et cold wave, pop intimiste, glam rock et post punk mélodique en tirant notamment leur dernier album, Loud Like Love, vers le haut.

 

Si Brian Molko est devenu un passeur hors pair des failles intimes d’une jeunesse dans la tourmente post-adolescente, ce qui marque sur la scène est son incroyable grain de voix dont les tours rapatrient les tessitures féminines croisant jazz, blues et rock introspectif, de Billie Holliday à Janis Joplin. Comme celle de PJ Harvey, son modèle de toujours, cette voix au registre semblant quasi illimité, se tresse parfaitement au mélancolique chant d’un violon électrique ciselé épuré par Fiona Brice – impeccable aussi sur Meds si gorgé de puissance émotionnelle – en dialogue avec les samples et réverbérations des guitares au détour de Too Many Friends sur le plateau de l’Arena en cette soirée du dimanche 24 novembre. Ce bien que la « prima donna » (ou chanteuse d’opéra auquel le premier rôle est attribué), comme l’androgyne Molko aimait à se nommer, soit parfois reléguée au second plan par le puissant aréopage instrumental de six musiciens accomplis et des basses, à l’origine rendues un brin claquantes, mais vite transcendées par des lignes ensorceleuses avec Purify.

On croyait ce titre baigné d’électro pop chill out de piscine par l’un des clips arty les plus réussis du 21e siècle, en forme d’enquête au sein d’un tableau vidéo proche des univers picturaux croisés de David Hokney et Erich Fischel avec l’écrivain Bret Easton Ellis en voix narrative off, écrivain harponnant Molko, tant il a dénoncé dès son premier roman, Zombies, la perte des valeurs sentimentales qui fait de nous des zombies. Sur le plateau de l’Arena, le tube se révèle « U2esque » hymne lyrique partant sur un lamento traînant de lande écossaise, qui s’amplifie en croisant les fantômes de Killing Joke, des Waterboys et de Sinéad O’Connor, troublé par cet amour insoupçonné pour les claviers ciselés Depeche Mod. Ou vrillant les nerfs d’un suspens anxiogène diffus comme dans le giallo fantastique du cinéaste Dario Argento. Cette chanson sera l’occasion de la seule incise parlée du leader, ourlée d’une sombre ironie. Fidèle à son scénario baudrillardien de série Z, Brian Molko dédie Too Many Friends aux personnes filmant le set avec leurs portables, reprenant sa mise en exergue des travers d’une société devenue multiécranique et hantée d’amis avatars virtuels. Cette pseudo sociabilité du net forme un déni du danger et du risque représentant toute relation vécue en coprésence réelle, selon le leader de Placebo. Du coup, le canevas chanté flirte avec l’expression d’une douleur chantournée dans l’étonnante mélopée filée parfois par Brian Molko qui n’est pas sans rapatrier les couleurs du cante (chant flamenco).

 

Puissance émotionnelle et graphique

Posée sur les riffs de guitares en sirènes sur le protopunk Every You Every Me, la tessiture Molko a des accents de Johnny Rotten (Public Image Limited) dans la gorge à Teenage Angst, le romantisme du groupe en forme de récit de formation, garde pour soi cet art bluffant d’atteindre à l’universel en mariant l’univers sonique à la dimension intime empreinte d’un réel talent mélodique. L’opus métamorphose frustrations, doutes et désordre post-traumatique post-adolescents en une belle tension électrique inquiète. L’ensemble glisse ailleurs à dos de ballade tempérée sur fond de tintinnabulements rappelant moins les lamaseries tibétaines que certaines compositions de Phil Spector. Nombre de titres métamorphosent ainsi frustrations, doutes, tourments désordres amoureux et identitaires post-traumatiques en une belle tension électrique inquiète qui n’évitent pas toujours le mid-tempo (scansion lente mais pas trop) et la rythmique martelée voulue accrocheuse.

Jouant sans temps morts, le groupe a saisi que pour entendre autrement, au plus profond de soi, il faut moins voir. D’où une scénographie en forme intermittente de caverne platonicienne, ne laissant deviner que les contours ombrés en volumes des interprètes. Virgules graphiques alors comme floutées par un tulle et linceul de givre coulissant des cintres à la façon des scénographies de l’homme de théâtre italien et écrivain de plateau Roméo Castellucci, les musiciens sont vêtus de noir aux lignes près du corps. Leurs silhouettes évoquent alors les musiciens de flamenco dont le guitariste Stefan Osdal, en danseur des solitudes, convoque l’espagnolade. Ce, pour arriver à une déclaration aussi limpide qu’essentielle, une immobilité conquise dans le mouvement même de ses accords qui évoluent en nappes successives de manière quasi autonomes.

 

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Toutes guitares au vent

Depuis ses débuts à l’orée des années 90, au cœur de pubs londoniens à Deptford, Brian Molko a souvent marché sur les brisées dépressives et vitales de la musique grave et poignante de Joy Division, passée par son chanteur Ian Curtis. La prestation concertante de Placebo en retrouve, par instants, l’atmosphère lourde et déstructurée, répétitive et oppressante.

Il faut infuser cette voix à couper le souffle se risquant à gémir dans le micro avec la crudité d’un chatteur dans Rock the Bank. Un titre à la triste ironie désespérée ou comme dans Wanda signé Barbara Loden, épouse d’Elia Kazan un casse bricolé comme un scénario tournerait mal ou à la roulette d’un casino de Vegas, faire « sauter la banque ». La ligne de partage entre mouvement indigné et pure entertainment à travers l’autofiction est ainsi sans cesse redessinée par un groupe qui comme ses alter egos en adoubement planétaire, Muse, prend un regain de sens et de personnalité dans le vif de la scène. Transgénérationnel, le public se déhanche au fil de fines ondulations d’algues, alors que le groupe en quasi final joue son équivalent du Boléro de Ravel en un crescendo progressif et in extremis. Non vous ne rêvez pas, il s’agit bien d’une cover version aérienne et en transe percussive minimaliste et sérielle, subtile et gaélique du Running up that Hill composée en 1985 par Kate Bush. Ce sans oublier, furtivement incisées au long des 1h 40 chrono de leur set, des guitares expérimentales, saturées, lancinantes entre fracas réverbérés, étirés et mélodies sous-jacentes rapatriant quelque chose du conceptuel brut griffé Sonic Youth.

Bertrand Tappolet

A l’Arena de Genève, le 24 novembre 2013.

Rens.  www.placeboworld.co.uk/

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Publié dans musique