Pierre Rigal et le corps du rock

MICRO 10. Pierre Rigal. photo Pierre Grosbois.

MICRO. Pierre Rigal. photo Pierre Grosbois.

Micro” associe un quatuor rock à  un danseur, Pierre Rigal. Pour délivrer une déclinaison en stases d’une extrême physicalité d’un concert chorégraphié. Rencontre avec Pierre Rigal.

 

Rencontre avec Pierre Rigal, chorégraphe et danseur.

Bertrand Tappolet: Le corps de l’icône rock est un corps métamorphosé, transformé, chorégraphié. Qu’est ce qui vous a intéressé dans ce corps de la rock star en scène ?

Pierre Rigal : C’est effectivement un corps mis en scène dès les premiers instants de son existence. Il est façonné, fabriqué. Son image, elle, est éminemment travaillée, se métamorphosant sous le regard du spectateur, au fil d’une vie qui peut être tragiquement éphémère. Une anatomie modifiée, modelée tant par les vêtements que la chirurgie esthétique. Ce corps rock est souvent détruit prématurément, vu l’emprise de l’autodestruction, le lien avec la drogue. D’où le fait que ces grandes icônes rock sont souvent ramenées à  la mort et, partant, au domaine du culte, au champ du sacré. Sans omettre le statut de nouveau prophète. Que l’on songe à  l’overdose de Jimmy Hendrix, à  l’assassinat de John Lennon, au suicide de Kurt Cobain ou à  la disparition plus récente de Michael Jackson.

B. T. : Quel est le rapport que vous développez entre votre corps dansant et l’espace ?

P. R. : Au gré de mon solo “Press“, l’environnement physique interagit, contraint le corps du danseur qui doit s’adapter constamment à  de nouvelles dimensions et géométries d’une boîte. Dans “Micro“, il y a le désir de développer d’une autre manière les rapports entre l’espace du dedans, celui perceptif du corps du danseur ou personnage, et l’environnement. D’où le titre, “Micro“, évoquant à  la fois l’objet permettant de sonoriser la voix et une dimension rapportant au minuscule, au ténu, désignant l’intérieur de la matière et l’intime. En réalité, tout ce qui évolue sur le plateau autour de moi pourrait se lover à  l’intérieur de mon cerveau. Ces relations et correspondances favorisent l’éclosion de poésies plus développées et polysémiques que la reproduction stricto sensu d’un concert rock.

Si je travaille naturellement sur le mouvement, j’explore aussi son arrêt, sa suspension dans le temps et l’expression. C’est le mouvement amenant à  la fixation de l’image qui est retenu. Une image, parfois violente, propre à  évoquer de manière souvent archétypale des poses et situations faisant partie d’une forme d’inconscient collectif. Et dès lors aisément reconnaissables par le public. Le rock est un phénomène populaire d’envergure, comme l’est le hip pop interrogé et détourné dans un esprit proche du Pop Art dans “Asphalte“. Le corps et la fixation du corps me permettent de jouer avec des images parfois stéréotypées, iconiques, qui nous fascinent tous.

B. T. : Quels univers artistiques explorez-vous dans les premières scènes de “Micro” ?

P. R. : Il y a celui du cirque où le personnage vêtu d’une veste pailletée du début de la pièce chorégraphique peut faire songer à  une sorte de Monsieur Loyal. Il va précisément présenter gestuellement les artistes qui vont suivre et commence à  mettre en scène le spectacle concertant. Ambigu, cette figure pendule entre l’absurde, le grotesque et le religieux du concert rock.

Ce personnage, que j’interprète, rêve ou phantasme un concert, un groupe de rock, faisant apparaître des entrailles des instruments les corps des musiciens. Les instruments sont d’ailleurs le premier paysage visible pour le spectateur. Derrière ce fétichisme lié à  l’instrument de musique si essentiel dans le rituel du concert rock, se dessinent des personnes. Ces dernières vont apprivoiser, adopter les instruments, y compris les câbles, les prises Jack, les amplis. Proches de la démarche exploratoire de l’enfant dans ses premiers pas, les personnages vont arpenter les instruments par tâtonnements, frottements et tapotements. Je voulais que ce parcours évolutif précédant une parfaite maîtrise de l’instrument de musique, cette dimension de préhistoire du concert rock puissent être mis en exergue. Au fil de la découverte de l’instrument par le personnage, se déploie l’hybridation du corps avec l’objet électrique, technologique. Des images guerrières se distillent alors, les guitares évoquant ici des sabres, là  des fusils. Il existe ainsi cette image d’homme machine ou d’être robot qui s’affirme dans le spectacle. Pour mieux se déconstruire.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

“Micro” s’initie par tâtonnements et effleurements sur le pourtour des enceintes et guitares. Un exercice de détournement des instruments évoquant de loin en loin les expériences compositionnelles d’un John Cage ou d’un Helmut Lachenmann. Interprétée live, la musique de Micro intègre ainsi un grand nombre de modes de jeu non traditionnels, et nécessite une amplification pour rendre audibles des subtilités extrêmes. Le corps est aussi utilisé comme un outil de création de personnages. Témoin ce tableau qui voit les musiciens s’donner à  un numéro d’Air Guitar. Les instruments sont bien là , mais débranchés. C’est la voix des musiciens qui devient une forme de “human beat box” débouchant sur une forme de yagourt (une technique qui consiste à  chanter en produisant des sons, des onomatopées, des syllabes), voire de grommelot (ou s’exprimer par des borborygmes, ou des sons distincts qui n’appartiennent à  aucune langue précise) délivrant le son des cordes.

La création ne fait jamais étalage de catalogues d’effets sans objet. Se tisse un lien fort et cohérent entre micro et macro-structure, constamment remis en question par frottements et croisements entre l’évolution du corps dansant et celui des musiciens. Avant d’échouer dans un paysage musical littéralement empêché et détruit par le danseur, brisant une guitare à  l’instar d’un Jimmy Hendrix. Au fil de cette fable mouvementiste, l’on se rend compte que les musiciens ont surgi de l’esprit du danseur comme autant de pensées en prolifération.

Corpus ex machina
Les corps s’hybrident aux instruments, une cymbale devenant le visage rond, immense, prolongeant l’anatomie du danseur. Qui ailleurs est contrainte par une grosse caisse recouvrant la tête et le buste, suscitant ainsi une forme de “ready made” à  la Marcel Duchamp ou une sculpture minute fruit de la rencontre entre le vivant et la matière inerte de l’instrument. Une imbrication que n’aurait sans doute pas reniée un artiste plasticien tel Erwin Wurm. Il y aussi ce moment proprement surréaliste où la chanteuse, danseuse et musicienne lit une notice sur un synthétiseur. Par cette didascalie déployée ironiquement, l’instrument passe du statut scénique d’émetteur de sons et de mélodies à  celui de produit manufacturé.

Pierre Rigal se faufile au cà“ur d’une forêt de pieds de micro dont il sert comme on le ferait tour à  tour de béquilles et d’éléments fléchés prompts à  prolonger, bouleverser et subvertir le corps. Un moment qui n’est pas sans rappeler le film “Crash” de David Cronenberg mêlant la chair ouverte au métal de la prothèse. Ou “Le Ballet mécanique” d’Oskar Schlemmer (1925). Chez Schlemmer comme, avec d’autres modalités, dans le travail de Rigal, les moyens d’expression ne sont que des passages, des véhicules. Ainsi l’écrit dans les années vingt, Oskar Schlemmer : «Je suis passé de la géométrie de la surface unidimensionnelle à  la demi-sculpture (relief) et ainsi à  l’art pleinement sculptural du corps humain (le paradoxe est peut-être que plus la figure humaine est sculpturale, plus elle est plate, de même la surface-peinture est la forme la plus sculpturale de toutes).» Traversant les différents arts, Schlemmer est d’ailleurs l’un des seuls artistes à  tenter une synthèse unissant les figures dans ses tableaux aux performances live, du théâtre et de la danse.

Micro” est aussi pour Pierre Rigal l’opportunité de poursuivre son investigation du corps humain, d’un corps profond, viscéral et organique qui sait se faire aussi signe graphique et topographique. A travers la création de “machines désirantes” – à  la croisée du corps, de la voix, de la danse et de flux énergétiques sonores et musicaux – “Micro” semble associer à  la fois l’idée de recherche d’un nouveau mode d’appréhension du désir, et partant de là , de la sexualité humaine, et celle de fusion entre l’homme et la machine, l’animé et l’inanimé, l’automate et l’humain qui se fige.

Par instants, cette démarche se rapproche des tableaux vivants expérimentés sur fond de boite noire par le photographe et écrivain français Edouard Levé. Point de départ d’une réflexion sur le corps et l’espace, “Micro” peut alors se lire comme une tentative de défaire l’organicité du corps, son organisation fonctionnelle traditionnelle, pour générer une figure. Ou une configuration qui soit avant tout une reconfiguration. Ancien athlète de haut niveau, spécialiste du 400 mètres et 400 mètres haies, Pierre Rigal est déjà  auteur notamment du sidérant solo d’un homme contraint par l’espace sans cesse en diminution d’une boîte, “Press” et d'”Asphalte“, une réalisation déployant les signes iconiques du hip hop et la geste des protestations populaires.

Bertrand Tappolet

 

Micro“. Théâtre de Vidy. Jusqu’au 6 février 2011.
Rens. : www.vidy.ch

 

 

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