Orphée au pluriel

scène

C’est la figure mythologique, écartelée entre sauvagerie et apaisement d’Orphée que Joszef Trefeli aborde dans l’opus chorégraphique OOOrpheus à  la Parfumerie.

Entretien avec Joszef Trefeli, par Bertrand Tappolet

Son originalité ? Cristalliser son périple au sein des terres du mythe autour de trois variantes du héros interprétées par autant de danseurs (une femme et deux hommes).
Interprète au corps savamment déconstruit strate par strate chez Guilherme Bothelo, Philippe Saire et Cindy Van Acker, Joszef Trefeli a déjà  réalisé plusieurs solos : Tu me prêtes ta brosse à  dents ? , Real life Wrong, In.fi.ni.té.si.mal. Avant de signer l’une des pièces de groupe les plus accomplies de la décennie à  Genève, Safety In Numbers explorant les pouvoirs de l’appartenance à  un groupe, la manière de s’y agréger ou de s’en disjoindre.

Mythe chorégraphique

En reprenant les mythes grecs, en favorisant l’instinct plutôt que l’harmonie, la danse contemporaine esquisse un retour vers l’origine même de la danse. Le théâtre grec, et ses grandes tragédies, ne sont-ils pas nés de la danse ? Qu’il soit funèbre, nuptial ou rustique, chaque temps fort de la vie quotidienne grecque est rythmé par la danse. Orphée tente de détourner la mort par l’art. Dans de nombreuses sociétés, la danse est d’ailleurs associée au combat, à  la guerre. Métaphore du pouvoir de l’expression artistique et de ses limites, Orphée est capable de convaincre les divinités de le laisser, âme privilégiée, descendre dans l’Hadès et en ressortir vivant.
De l’opéra dansé sur la musique de Gluck de Pina Bausch, répartissant les trois rôles principaux entre interprètes chantant et dansant, dans une partition où la profondeur dramatique se cristallise sur le corps, privilégiant torsions et renversements du buste au pulsionnel et à  la sensualité débondée de corps ouverts au coeur du récent Orphée et Eurydice de Marie Chouinard pour 10 interprètes. Sur une composition de Louis Duford, se déploie un groupe de danseurs, cothurnes d’inspiration grecque aux pieds, exhibant à  contre-jour leurs postiches de phallus aux dimensions priapiques dans des poses lascives. Un accessoire scénique que la chorégraphe tire de son célèbre solo, créé en 1987 dans l’esprit de Nijinsky, Prélude à  l’après-midi d’un faune.

Alliance des contraires

A la Parfumerie, dans le cadre de la 11e édition du festival Dansez !, l’OOOrpheus du chorégraphe et danseur d’origine hongroise Joszef Trefeli se permet de tutoyer, dans l’intensité expressive des corps, le meilleur de la production internationale à  ce jour. Il fait date et prend rendez-vous avec l’histoire de la danse. Son opus conjugue ainsi certains des subtils déplacements de groupe en équilibre puis déséquilibre entrevus dans l’opéra de Monteverdi Orfeo porté à  la scène par Trisha Brown à  d’autres danses, plus vernaculaires.
Le danseur s’adonne à  un art de la disjonction où toute passe se coupe, s’interrompt sur une accentuation pour s’ouvrir à  une fluidité autre, imprévisible. Ailleurs, la danseuse américaine née à  Londres, Ruth Childs (merveilleuse interprète chez Foofwa d’Imobilité) a bien ce corps d’oiseau de proie à  l’immobilité de tragédie. Et au parcours funambule, arpentant le plateau, jambes d’équerre, pareille à  un compas, prenant le pouls du chemin en s’adressant à  la terre qui pulse sous ses pieds.

Périple orphique

Dans son Visage d’Orphée, Olivier Py pose le poète musicien comme celui qui « enjoindra ceux qui le veulent à  circonscrire ce lieu de l’absence ». Absence d’Eurydice dans cette ouverture au noir qui voit trois lumignons portés par les danseurs virevoltés en une changeante constellation. Le dessein ? « Perdre les notions de temps et espace, pour nous laisser voyager dans on ne sait quelle dimension, dériver ailleurs, dans ce déplacement des sens permettant de s’immerger dans plusieurs lieux et temporalités », relève Joszef Trefeli.
De passions naufragées parviennent en écho, ces « je t’aime » murmurés, comme une litanie onirique forant l’épaisseur du séjour des morts : une kyrielle d’adresses amoureuses, dont Romeo Catellucci a fait aussi matière à  souffle rythmé et psalmodie dans son médusant Inferno. « Nous cherchons à  exprimer des qualités possibles à  travers des parties du corps (nuque, dos, tête, fesses) que l’on n’a pas l’habitude de voir engagées de dos. C’est une manière de contraindre le public à  nous suivre, de tendre ses capteurs. Donner à  voir une image quasi photographique, un bras tendu vers l’arrière, une forme peuvent se faire embrayeurs de récits ou d’une séquence de vie », avance encore le chorégraphe.
Une interrogation de l’idolâtrie qui outrepasse le mythe grecque pour rejoindre notre quotidien. Par la grâce aussi d’une partition sonore atmosphérique, mixée par Frédérique Jarabo Oberson. Elle déforme voix et rythmes savamment déstructurés, puisant chez Nina Simone (la scène des cadres luminescents portés par les danseurs), Elvis Presley diffusé low fi sur enceintes portable, Cole Porter (solo au portrait pour délier un rapport à  nos idoles contemporaines) ou le guitariste de Noir désir et ses atmosphères anxiogènes de guitares lyriques.
Sous une descente lumineuse, la circularité qui enclenche sur un mouvement infini scelle le tombeau de toutes les images avec celle de Ruth Childs tournoyant, semblable à  une roue entre les deux montants formés par le corps des danseurs. Les corps agrégés deviennent le chemin sans fin à  parcourir de toute éternité. Comme dans le final à  couper le souffle d’une autre création de Trefeli, Safety in Numbers. Pièce conçue pour 25 danseurs du Ballet Junior qui les voit former, par la chaine de leur corps associés, tombant dans un mouvement de dominos pour mieux se redresser, le fameux 8 couché, symbole de l’infini. Et au-delà .

Bertrand Tappolet

OOOrpheus” jusqu’au 29 mars 2009.

Théâtre de la Parfumerie.

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