« Les Revenants » : le mystère du deuil éternel en série TV

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La série française événement diffusée sur Canal +, Les Revenants, confronte des êtres défunts revenus à la vie avec les proches qui les ont perdus. Un Memento Mori poignant, dérangeant et révélateur qui surclasse la série culte américaine Six Feet Under.

Après Six Feet Under, la mort n’est plus un spectacle, mais une présence concrète avec laquelle s’accommoder ou se confronter. Philosophons. Quel est l’effet de la pensée de la mort sur le sens de l’existence ? Pour Épicure, la vie est saisie comme la capacité à sentir et la mort comme le terme de toute sensation. Quand on vit, la mort n’est plus là et lorsqu’elle surgit, c’est que nous ne sommes plus là. Aux yeux de Kierkegaard, ce qui donne toute sa valeur à l’existence, c’est le temps qui nous reste. D’où le fait de s’engager dans une existence choisie plutôt que subie et dont la personne construit peu à peu le sens. En voulant faire sortir la mort du silence assourdissant qui l’entoure, Les Revenants fait voler en éclats cette philosophie en séries en nous suggérant que la perte est bien l’expérience unique qui fonde notre humanité. Coréalisée par le jeune cinéaste Fabrice Gobert (Simon Werner a disparu, 2010) et Frédéric Mermoud, les huit premiers épisodes annoncent une seconde saison dans le registre « plus fantastique la mort » parvenant à dépasser la prétention à l’étrangeté poétique (on ne s’étonnera pas que certains plans renvoient au Martin de Romero ou à Morse de Tomas Alfredson) qui fige tout et ne capte souvent qu’un chapelet de jolis plans archi-ciselés et mort-nés. Ce qui n’empêche pas, au détour de certaines scènes que les personnages, le récit, apparaissent furtivement comme en trop dans des images pétrifiées dans le glacis de la mise en scène atmosphérique aussi impressionnante et maîtrisée soit-elle.

Retour incertain

Dès le premier épisode, tout bascule au sein d’une communauté de la région annécienne. Adultes et enfants décédés quelques années plus tôt font retour, tentant opiniâtrement de retrouver une vie normale. Ce que la série interroge avec une rare pertinence est un une réalité souvent oubliée. Face à la perte d’un être cher, chacun est souvent confronté par lui et la société à une double injonction parfois insurmontable dans son apparente contradiction. Se souvenir et oublier. On intime à la personne le fait de vivre le temps du deuil dans un délai prescrit, légalement de trois jours en Suisse. En clair, il est enjoint si ce n’est intimé aux endeuillés : « Faites-pas chier les vivants », en les lestant de votre douleur et de vos souvenirs, effacez souffrance, culpabilité, manques et refaites votre vie. Or tout être manifeste à sa manière ce besoin de vivre avec l’absence et de construire le souvenir des morts, comme le signifie, dans la série, la scène de la discussion autour du mémorial dédié aux victimes enfantines d’un accident de car scolaire.

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Beaucoup plus vaste que la vie, seule la mort est immortelle. La croyance aux revenants, elle, semble de tous le temps. Mais qui « revient », à qui, d’où, sous quelle forme et pourquoi ? A la vision d’une partie de sa saison première, Les Revenants est l’une des feuilletons les plus marquants jamais imaginés pour le petit écran. Le pitch ? Si les morts font retour en ville, ce n’est pas à la manière ultraviolente des franchises Rec ou Resident Evil. Ni en piquant des sprints assassins (en hurlant, bouche sanguinolente, c’est mieux), façon Ushan Bolt post mortem et apocalyptique chez Danny Boyle (28 jours plus tard) ou Zack Synder (L’Armée des morts). Ici tout est sensoriellement livré dans une incertaine atmosphère de photographie plasticienne proche du travail de l’Américain Gregory Crewdson. Epopées visuelles doublées de drames intimistes, les œuvres troublantes de Gregory Crewdson brouillent la frontière entre cinéma et photographie, réalité et imaginaire, passé et avenir. Proche de l’univers du peintre Edward Hopper, dont la peinture excelle à camper une ambiance, oscillant entre maîtrise parfaite des formes et mystère, non sans une forme d’introspection, on y croise comme pour la série “Les Revenants“, des êtres à la normalité trompeuse, qui surnagent dans des situations ambiguës, souvent troubles, les rues et les forêts de petites villes anonymes. De clins d’œil en cosplay avec la figure de Catwoman, femme féline ressuscitée d’entre les morts, les références abondent dans Les Revenants. Que ce soit aussi au Twin Peaks de Lynch, The Fog dû à Carpenter ou Rencontres du 3e type signé Spielberg.

Ce que l’opus aborde selon plusieurs angles de vues et personnages successifs est un vécu d’une grande acuité. Il s’agit de la « survivance », du retour des morts dans la vie des endeuillés. Dans L’Enigme du deuil, Laurie Laufer suggère que la survivance est «  une rencontre entre ce qui survient de ce qui a été et ce qui est là comme trace de ce qui a été, c’est un déjà-vu, un déjà éprouvé qui revient, un retour de l’inactuel, l’entrée dans le présent d’un trait inactuel, une effraction fantomatique. » Les Revenants n’aura de cesse d’arpenter, d’interroger la frontière entre ce qui a été, ce qui est revenu et ce qui accueille ou rejette. A l’image de chaque épisode, le premier est porte le prénom d’un revenant, Camille. La famille survivante apparaît figée dans une sorte d’appartement témoin de la vie d’avant que la défunte vient paradoxalement agiter de son besoin de sens et de sa vitalité retrouvée. Le thème du double, de la gémellité sororale vient s’y tuiler, rendant plus indécidable encore la réalité des uns et des autres. Pour que quelque chose naisse en l’homme, il faut qu’une autre y meure, suggérait en substance Saint Jean. C’est ce que refuse la mère de Camille, à la croyance diffuse (la durassienne Anne Consigny entre attente extatique et désespérance). Elle y retrouve l’arrière pays à la fois lumineux et tourmenté du personnage maternel qu’elle incarnait dans Un Ange à la mer de Frederic Dumont, autre opus sur l’énigme des sens et la perte.

Mélo post mortem

Autant le film de Robin Campillo (Les Revenants, 2004) qui inspira la série s’axait sur une interprétation retenue, tendue d’épure, autant son dérivé cathodique se permet somptueusement d’aller loin dans l’expression mainstream des émotions. En témoigne, la confrontation du personnage joué par Clotilde Hesme qui frappe toujours autant par la force et la vérité de son jeu, avec Simon (Pierre Perrier, épatant de désorientation butée), son cher disparu avant mariage et revenu. Une situation mélo rapatriant de manière diffuse une atmosphère naïve, d’acceptation à la fois intranquille et apaisée de l’autre au-delà de la distance et la mort. On songe alors à Always de Spielberg ou à la série surnaturelle, émouvante et un peu nunuche comme on les aime, Ghost Whisperer, qui aborde la mort et le passage vers la lumière.

Un magnifique sujet à la lisère incertaine entre fantastique de série B, poésie de corps malades crépusculaires, dans la veine d’un Kiyoshi Kurosawa, docu-fiction ouvrant sur l’inconscient, « unheimlich » ou inquiétante étrangeté du familier chère à Freud. Des citations cinéphiles à foison qui ne corsètent jamais la réalisation. Que l’on songe à L’Aventure de Madame Muir signée Mankiewicz ou à De Beaux lendemains, roman dû à Russel Banks, dont on peut découvrir une remarquable adaptation signée Emmanuel Meirieu cette saison au Théâtre de Vidy. Sa transposition cinématographique réalisée par Atom Egoyan a nourri la préparation des acteurs, de l’aveu du réalisateur et coscénariste Fabrice Gobert.

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Au cœur d’une procession d’interrogations eschatologiques, se déploient les bribes d’un thriller avec tueur en série ressuscité, ayant la lame facile pour lacérer les matrices de toute vie. Et, par instants, une brume de sitcom dramatico-mélancolique tire-larmes, posant le dialogue incertain, fragmenté entre vivants et revenants. La mort a été largement écartée de notre quotidien et se retrouve médicalisée, pareille à une longue maladie, hantée du fantasme d’immortalité qu’un certain corps médical véhicule. Ce que questionne avec un bonheur inégal, Les Revenants, c’est la dictature journalière d’un éternel présent inlassablement reconduit,  inconscient de sa fin que reconduit une société appelant à consommer à mort, digérant la fin de vie par des formes ritualisées, à forte teneur de résilience à empaumer. « On vit chaque jour en se croyant immortel. Et on meurt de ne pas avoir vécu », résume en substance le Dalaï Lama.

Bertrand Tappolet

Les Revenants. Diffusion de la série en huit épisodes sur Canal+

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