Les damnés de la terre au climat déréglé

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« Sfumato ». Rachid Ouramdane Photos : Jacques Hoepffner

Pour Sfumato, le chorégraphe Rachid Ouramdane a interrogé des victimes asiatiques des changements et dérèglement climatiques. Entre vapeur, pluie tropicale et musique sérielle, Sfumato est une pièce  chorégraphique atmosphérique, plasticienne, tissée de mouvements suspendus et de tourbillons orageux.

 

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Dans le noir, la voix off précise le paysage : « La taïga court. Comme en Afrique australe. Comme les poissons des grands lacs. Comme dans le Tanganyika. Coraux. Mangroves. Les glaciers fondent. L’eau monte. La taïga court. » Le texte est de l’excellente Sonia Chiambretto, dont le travail dramaturgique se base sur le recueil de témoignages. Et son art alchimique, graphique des signes qui cristallise en peu de mots ce que la paysage cache au plus profond de ses reliefs tourmentés, balafrés par un développement utilitariste sans conscience d’une humanité sacrifiée, oubliée. En entretien avec Hervé Lucien, l’écrivaine qui travaille sur de nombreuses scène aux côtés de Hubert Colas et Rachid Ouramdane, confie : « Je suis depuis longtemps préoccupée par les questions qui sont abordées dans mes textes : la migration, l’identité, la langue, les frontières. Ces récits se matérialisent à partir de rencontres, je n’ai pas effectué d’enquête pour trouver des sujets, le lien humain est primordial. Mais ce qui est le plus important c’est le rapport à la langue. J’écris de mémoire à partir de discussions, c’est un peu comme une recherche, et cela se rapproche de la traduction, du “français en français”. Je dis parfois que j’écris des “langues françaises étrangères” : je ne suis pas dans le bien écrire, je m’interroge sur une langue dominante qui permet un patchwork de libertés mais qui est aussi un support d’écrasement ou de rejet des autres. »

 

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Portraitiste chorégraphique

Baignant dans une brume électrique respirant autant l’encens de prières adressées à une divinité dans un mouvement de transe que la terre fumant de sa sécheresse, une danseuse tourne inlassablement sur elle-même, en réalisant un déplacement elliptique. Un mouvement perpétuel spiralé qui déracine. Mais dit sans doute d’abord que résister c’est tenir, survivre, une simple parade vitale, un réflexe dans ce bras, ici tendu à l’horizontale, là replié, encadrant le visage. Une vision en centrifugeuse de vies aléatoires dérivant et résistant entre désir d’ailleurs et réalité d’exil forcé face à un environnement qui prend péril de partout. Posé en bordure, un piano aux échos parfois proches des performances d’une Diamanda Callas, fait cascader les corps, et agencent à nouveau par segments.

Le « portrairiste chorégraphique » que se veut Ouramdane, filme aussi des visages plissés de paysans chinois qui témoignent de vies déplacées de force. Ils sont immenses et cadrés aux pourtours des yeux, au plus près d’une peau déclinée de l’écorce au paysage. Ils racontent un exode voulu par le gouvernement vers des terres arides plantées des tentes précaires avec un accès problématique à l’eau. Toujours à la lisière sans cesse déplacée et interrogée entre documentaire et fiction, le chorégraphe a déjà passé entre autres les états de corps de suppliciés torturés qui se fait le sismographe sensible sans voyeurisme de trouble des corps, leur déséquilibre (“Des témoins ordinaires“). Mais il a aussi parcouru avec “Exposition universelle“, les esthétiques propagandistes liées à la corporalité. Ce, au filtre de plusieurs courants esthétiques ayant façonné un corps multiple exalté, des fascismes en passant par le stalinisme pour échouer dans le sport, la publicité et les profils facebook, Interprète et chorégraphe depuis l’orée années 90, Rachid Ouramdane imagine des réalisations scéniques à la fois amples et intimistes, dans lesquels la transmission du vécu – le sien ou celui d’autres personnes rencontrées à la faveur de voyages ou de résidences – occupe une place prépondérante.

Sur la scène, sept interprètes se relaient en solitudes giacomettiennes pour donner une forme à ce mouvement climatique déréglant existences et anatomies. Et comme douchés dans une installation signée Nam June Paik ou une chorégraphie de Guilherme Bothelo, les corps font de leurs sillages incertains, gerbes et giclures aquatiques au cœur d’un “sfumato“, cette singulière technique de peinture chère à Léonard de Vinci, Andrea del Sarto et Corrège, qui estompe les contours, et fond les ombres comme une fumée en multipliant les couches. D’où l’impression de volume et d’évanescence, un modelé vaporeux que relaie parfaitement la musique favorisant l’échelonnement des corps dans l’atmosphère et les gradations que soulignent la lumière. La hiérarchisation calme et mystérieuse de ses plans scéniques, transforment par instants le monde de Sfumato en tableaux successifs d’installation plasticienne esthétisante. Plus de corps-à-corps exacerbés qui trahissent le délitement des relations humaines sous les assauts de la misère. La chute et la recomposition hip hop du corps retrouvant une verticalité inversée, le mouvement de derviche-tourneuse, ici, s’imposent. Figements, rigidités parfaites ou surprenantes construction acrobatiques, contorsions et déplacements à genoux comme compas erratique.

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Publié dans danse, scènes