L’écosophie de Tino Sehgal

sehgal-lion1

Zurich. 24 avril 2009. Dans une salle du Kunsthaus de Zurich, deux personnages s’approchent d’un visiteur et lui proposent d’effectuer un échange : “Donnez-nous votre opinion sur l’économie de marché  et nous vous rembourserons la moitié de votre billet d’entrée”.
Cette oeuvre, «This is exchange», est l’une des rencontres apparemment fortuites que constituent les oeuvres de Tino Sehgal, artiste lauréat du “Zurich Art Prize 2008”, présentées au Kunsthaus et à  la Haus Konstruktiv de Zurich (avril – mai 2009). Interview par Yi-hua Wu à Zurich.

Tino Sehgal tient à  ce que son oeuvre reste immatérielle

La découverte d’une œuvre de Tino Sehgal dans un lieu d’exposition produit d’abord un effet de surprise totale face à une scène aussi inhabituelle qu’imprévue. Elle peut susciter l’amusement comme la pièce «This is contemporary» qui déclenchait l’hilarité dans le Pavillon Allemand de la Biennale de Venise 2005 où Tino Sehgal représentait l’Allemagne. Trois gardiens surgissaient alors dans la salle, dansant et chantant « This is so contemporary, contemporary, contemporary » tout en faisant le tour de la pièce en entourant le visiteur.
Comment ce dernier ne serait-il pas été stupéfait devant une telle irruption ? Lors des présentations de cette pièce, l’apparition des interprètes déguisés en gardiens suscite toujours l’amusement et change immédiatement l’atmosphère empreinte de sérieux qui règne généralement dans la salle.
A la Fondation Haus Konstruktiv, l’interaction avec le spectateur se fait encore plus personnelle quand les mouvements d’un des interprètes visent à  empêcher le visiteur de quitter la pièce.
Le souvenir de ces situations, gravé dans la mémoire de leurs témoins, restera la seule trace des oeuvres de Tino Sehgal. En effet, l’artiste refuse tout enregistrement, toute trace écrite, photographique ou filmique de son travail, même pour le collectionneur qui acquiert la “mise en scène” d’une pièce.

Tino Sehgal est un artiste qui crée son propre écosystème de l’art, il nous précise qu’il tient à  ce que son oeuvre reste immatérielle et non objet dont l’expérience est à  faire au présent dans le musée : « la réduction des informations écrites dans mon travail est aussi destinée à  offrir l’expérience de l’oeuvre de la façon la plus directe. C’est un double mouvement. Je réduis une chose pour en augmenter une autre.»
Les cinq pièces présentées au musée Haus Konstruktiv et au Kunsthaus revêtent une forme événementielle, d’action éphémère et ludique, à  rencontrer, à  écouter, et même à  discuter avec les interprètes.

Dans la pièce de «This is exchange», présentée au milieu du musée, il n’y a rien à  voir dans le sens qu’entend habituellement le visiteur, il est ici question de réagir. L’opinion exprimée par ce visiteur sur l’économie de marché du spectateur-participant, acquiert la valeur réelle de la moitié des 18 francs que coûte le billet d’entrée au Kunsthaus.

L’économie de marché est aujourd’hui la forme le plus commune de la mise en relation avec les autres

La question de notre style de vie dans le système capitaliste ne peut être abordée en détail, mais elle est posée dans ce musée:  que faire dans cette situation? Quel rapport a-t-elle avec l’art?

Tino Sehgal : «Ce qui m’intéresse, c’est que l’économie de marché n’est pas une idéologie, mais un système d’organisation qui peut incorporer les opinions négatives à  propos de son propre système. C’est alors une structure très ouverte, mais nous avons souvent une vision trop déterministe du marché. En bref,  je dirais que le marché produit ce que nous avons culturellement envie qu’il produise.»

Effectivement, l’économie de marché est aujourd’hui la forme le plus commune de la mise en relation avec les autres. «This is exchange» concerne autant la forme artistique que son inscription dans la société. Tino Sehgal nous propose un écosystème, un nouveau modèle d’échange commercial propice à  la stimulation d’un engagement artistique (du visiteur).

Autrement dit, l’élimination du système de l’objet semble une stra-gédie (stratégie+tragédie) qui entraîne un réexamen de la notion de valeur artificielle et un rappel du mode de constitution des valeurs dans un système capitaliste. Par quel processus notre société crée-t-elle les valeurs qu’elle conserve ensuite sous des formes matérielles ou immatérielles ? (par exemple dans le cas d’une mélodie ou d’une pièce de danse). Puis, comment éviter qu’une machine économique et sociale réduise à  néant notre subjectivité pour nous convertir à  une valeur unique ? Dans un tel système, comment lutter contre le laminage des singularités individuelles?

T. S : « Je suis contre cette surestimation et surévaluation de l’objet dans notre société. Je mets mon travail en liaison avec ce temple de l’objet qu’est le musée et je remplace l’objet par un autre type de produit, plutôt immatériel, comme des situations, des expériences.»

En comparaison avec la convention de la production de l’art, Tino Seghal fait de cette mise en scène dialectique un outil de résistance, une pratique d’existence qui consiste à  réinstaurer la subjectivité émancipée du monde de la marchandisation.
Le même aspect éthique-politique, le concept d’écosophie, développé par Félix Guattari, qui repose sur les trois registres écologiques de l’environnement, des rapports sociaux et de la subjectivité humaine, inscrit dans l’espace du monde de l’art est transformable en fonction des vecteurs sociaux par des actions microscopiques qui se propagent au sein du travail de Tino Sehgal : «Je m’intéresse moins à  proposer au visiteurs d’effectuer une “lecture”, et plus à  les mettre dans des situations où ils expérimentent quelque chose »

L’espace de l’exposition est un lieu intermédiaire à  analyser et en même temps dans lequel réagir, plutôt qu’un lieu de dépôt, un véritable passage de l’in situ à  l’in socius que la complexité des réseaux de communication et de production  instaure au coeur du capitalisme mondial intégré dans un contexte politico-artistique.

L’artiste construit des situations en processus, vivantes, sensorielles par la mise en scène chorégraphique sujette à  une technique politique. Il s’agit, selon le terme de Foucault, la technologie de soi, de techniques visant à  une autoproduction de l’individu. La fabrication de subjectivité imaginaire est un enjeu esthétique de Tino Sehgal. L’auto-réflexion du spectateur surgit et favorise la construction d’une sensibilité fabriquée de manière intangible.
L’évolution des rapports de production a régénéré de nouvelles pratiques artistiques, ainsi que de nouvelles valeurs esthétiques. Tino Seghal adopte une attitude radicale qui vise, dans le paradigme esthétique-politique, à  concevoir, vivre et reconstruire de nouveaux rapports sociaux ainsi qu’élaborer une nouvelle subjectivité dans un changement de coordination d’un autre régime esthétique, soit aller de la chorégraphie vers les arts plastiques.

T. S. : «Je veux situer mon travail dans la durée de l’exposition. Cela peut jouer six semaines ou un an. Je prépare une structure de situation. Il y a l’enjeu de la répétition, mais chaque fois est différente et dépend des réactions du spectateur.»

Tino Sehgal rejoint alors Félix Guattari pour qui «La seule finalité acceptable des activités humaines est la production d’une subjectivité auto-enrichissant de façon continue son rapport au monde. » Au nom de l’art, l’écosophie de Tino Seghal est une expérience à  faire par le spectateur lui-même.

Yi-hua WU
Université Paris 8.

Entretien avec Tino Sehgal. 24 avril 2009 à  Zurich. © Wu Yi-hua et GenèveActive.

Sehgal est à  Zurich en même temps au Kunsthaus et à la Haus Konstruktiv. Les expositions se réfèrent l’une à  l’autre de captivante manière.

Kunsthaus Zurich. 23 avril – 31 mai 2009

Haus Konstruktiv. 23 avril – 31 mai 2009

Tino Sehgal (né en 1976 à  Londres, vit maintenant à  Berlin) est un des artistes des plus intéressants de la jeune génération. Récemment, ses travaux ont été exposés à  la Tate Modern (2007), au KW Institute for Contemporary Art à  Berlin (2008/2009), à  la Biennale de Venise (2005) dans le Pavillon allemand (avec Thomas Scheibitz).

Publié dans arts
Un commentaire pour “L’écosophie de Tino Sehgal
1 Pings/Trackbacks pour "L’écosophie de Tino Sehgal"
  1. […] William Forsythe, Isaac Julien, Mike Kelley, La Ribot, Wayne McGregor, Robert Morris, Bruce Nauman, Tino Sehgal, Yvonne Rainer, Simone Forti et Trisha Brown. 12 octobre 2010 au 9 janvier […]