« Le Petit Prince » version opéra. Entre conte initiatique graphique et récit philosophique

Décors cinéma

Les décors signés Julien Crouch réactivent la coexistence du théâtre de magie et du théâtre de féérie chère au cinéaste français Georges Méliès (1861-1938) et le croisement, au sein des vues, de différentes séries culturelles. La création des dunes par des tissus plissés et relevés par un filin ramène aux origines du théâtre et son art de peu fait de cyclos de fond de scène et de toiles. Et les planètes fichées par des tiges tombant des cintres comme dans un planétarium muséographique ou une salle de cours de géographie. Rien de plus pictural pour Saint-Exupéry que ces étendues désertiques, arides qui rendent les autres paysages anodins Au plateau, lignes pures, jeux de couleurs lieux vierges quoique scandé de l’avion écrasé, étoiles, ciel aux bleu multiples. L’esthétique a rendez-vous avec l’éthique. « Le Sahara se dépliait dune par dune… La nuit : cette demeure. » (Courrier Sud).

Egalement réalisés Julien Crouch, les costumes correspondent parfois trait pour trait aux aquarelles de l’écrivain et aviateur tout en les renouvelant d’une touche baroque et pimpante que n’aurait pas reniée un Terry Gilliam dans son film, Les Aventures du Baron de Münchhausen. La première image semble se confondre avec la dernière, baignée d’heure bleue teintée de rose violacé d’avant crépuscule. Ne convoque-t-elle pas les impressions de Saint-Exupéry à la dernière page de son récit ? : « Ça c’est, pour moi, le plus beau et le plus triste paysage du monde. C’est le même paysage que celui de la page précédente, mais je l’ai dessiné une fois encore pour bien vous le montrer. C’est ici que le petit prince a apparu sur terre, puis disparu. »

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Musique et fable discutées

La lecture sonore du conte comprend des moments déroutants, « dissonants », crépusculaires amenant la fable du côté de l’étrange, du mal-être et surtout d’une insondable mélancolie laissant une large part à la corporalité des interprètes. Le compositeur imagine une partition sinueuse mêlant le contemporain à l’électronique sur fond de décor à la ligne de partages des imaginaires entre le carton-pâte, tissu interplanétaire de Méliès, les projections vidéos de nuages-escadrilles de chasse et la comédie ballet ici dramatique et uniquement chantée du siècle de Molière. « J’ai écrit, pour les enfants et les adultes de toutes les cultures, une œuvre lyrique, une adresse, qui chante le texte et le message du Petit Prince. Le mythe théâtral du Petit Prince a une dimension presque mozartienne. Il exprime à la fois le merveilleux, la grâce, mais aussi la fragilité ultime et la gravité face au réel humain et impitoyable : c’est là sa force paradoxale », explique le compositeur et pianiste français Michaël Levinas.

Toute son œuvre arpente le domaine essentiel du timbre et de l’acoustique. Il a signé par le passé plusieurs opéras. Go-gol (1996) d’après Le Manteau de Nicolas Gogol a été créé par le Festival Musica de Strasbourg, l’IRCAM et l’opéra de Montpellier dans une mise en scène de Daniel Mesguich. L’opéra Les Nègres, tirée de la pièce de Jean Genet, dont le compositeur a établi le livret, commande de l’Opéra National de Lyon et de l’Opéra de Genève, a été créé en 2004 dans une mise en scène de Stanislas Nordey. Enfin, La Métamorphose d’après Franz Kafka, créé en mars 2011 à l’Opéra de Lille. Pour lui, l’histoire comporte « une grande violence, en abordant des questions essentielles : celles de la grâce, de l’adresse aux enfants, celles de la fragilité du lien et de son caractère éphémère, de l’accès à la vérité et à la lucidité du cœur. »

En relais de la voix de l’auteur-narrateur mise ici au présent, on entend la voix off du comédien Patrick Lapp façon automate speaker période Pathé Marconi à pavillon. Métronomique, cassante, rapatriant l’enfantin dans l’adulte ou inversement, son tour semble issu de l’un des rôles qu’il jouait dans l’émission radiophonique la plus populaire de la Radio Suisse Romande, Aqua Concert, qui a favorisé une démocratisation de l’écoute relativement à la musique classique : « Les grandes personnes m’ont conseillé de laisser de côté les dessins de serpents boas ouverts ou fermés, et de m’intéresser plutôt à la géographie, à l’histoire, au calcul et à la grammaire. C’est ainsi que j’ai abandonné, à l’âge de six ans, une magnifique carrière de peintre », perçoit-on dans le creux des vrombissements avionnés de la partition musicale.

Le Saint-Ex moraliste n’est pourtant pas délaisser puisque scénographie et costumes rendent bien l’opposition entre notre monde opulent, ultralibéral, auto satisfait et ivre de chiffres et de psychotropes et la civilisation du désert conjuguant sobriété, économie et beauté sans taire la solitude omniprésente de l’Enfantin, sa mise en porte-à-faux avec le monde adulte incompréhensible.

Côté voix in, c’est un imaginaire fortement lié au conte qui se déploie avec une sorte de précipité de la figure de l’Enfantin dans le Petit Prince et des accents de refrains populaires passablement sophistiqués. Sa partition est aussi une forme de florilège où glissent les souvenirs de Cherubino ainsi que de L’Enfant et les sortilèges dont Levinas reconduit le canevas en sketches. Et le rire du Prince de cascader sur des glissandos du plus bel effet burlesque.

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Soprano colorature, Jeanne Crousaud enchante et intrigue de sa fraîcheur de « ciel pur comme de l’eau » comme le pose Saint-Exupéry dans Courrier Sud. Elle donne vie à des sonorités qui sont comme déboitées, désarticulées trouvent un bel assemblage dans ses jeux de fragrances sonores autour d’un terme paysager, « baobab » avec lequel elle s’amuse comme d’une découverte que l’enfant fait inlassablement tourner en bouche tout en le déclinant de manière toujours renouvelée à l’oreille, l’étrécissant et l’allongeant, en jouant comme on le ferait d’un accordéon. Son caractère éthéré, épuré se doublent de vocalises funambules et virtuoses trahissant la douleur, la désespérance et la solitude de son rôle d’incomprise aux lignes de corps fragiles et anguleuses. Sa présence toute marionnettique évoque de loin en loin le théâtre symboliste pour figures du dramaturge Maurice Maeterlinck passé par le metteur en scène français Claude Régy (Intérieurs). « L’inconnu et l’inconnaissable sont et seront peut-être toujours nécessaires à notre bonheur », écrit Maeterlinck pour qui « les morts vivent et se meuvent parmi nous ».

Pourtant la première création opérique du célèbre récit de l’aviateur, homme d’action et écrivain disparu en mission peine à convaincre une part du public en ses âges contrastés de la vie. Au carrousel des voix d’après spectacle, un petit angelot blondinet, boudeur et tout droit sorti de la Renaissance affirme au sortir de la salle avoir été confronté à « une musique qui fait mal à la tête » et une fable « triste »  et qu’il ne « capte pas ». Du côté de l’accord parental, cette histoire tourmentée ne serait pas destinée au « jeune public », car « bien trop dramatique. ». Mère-grand renchérit : « le Petit Prince est une asséchante abstraction. Il est d’une pâleur exsangue pour un être fantomatique, désincarné. »

A limage du Prince du conte curieux de tout, Christelle rehaussée par son grand coussin carmin a passé la représentation à demander à sa sienne tantine ce qui se déroulait, qui était ce personnage, pourquoi le juvénile pierrot lunaire vêtu de vert était joué par une fille. Pourquoi, encore, répétait-il en boucle – comme les bamboches bien réels qui ne se lassent pas de la ritournelle devenue scie testant la patience parentale – qui voulait qu’on lui dessine un mouton. Au-delà de l’antienne vrillant tympans et équilibre jusqu’au désarroi pour cette maman  soupirant « Ah, ces compositions contemporaines…», plusieurs témoignages publics reprennent en chœur que l’histoire est parfois obscure et absconse, énigmatique et statique, tout en louant certaines facettes esthétiques dont les lumières expressives comme au cœur d’un estampage d’aquarelliste. Mais le texte chanté reste parfois crypté pour certains regardeurs placés au-delà de certaines rangées et ne pouvant déchiffrer le sur titrage. Le fait que les sons soient passés au morphing, le mouvement de diastole/systole des lignes mélodiques et une diction franchement étrangère aux enfants achèvent de dessiner une relative perplexité. Elle n’exclut nullement l’acuité de la voie esquissée par Saint-Exupéry affirmant de l’allégorie du Petit Prince au testament ou tombeau poétique mallarméen de Citadelle : « Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles… On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. » Avant tout, ne jamais tomber, prendre de la hauteur.

Bertrand Tappolet

Le Petit Prince. Création à l’Opéra de Lausanne le 7 novembre 2014. Théâtre du Châtelet, du 9 au 12 février 2015. Opéra Royal de Wallonie de Liège : 17, 18, 21 octobre 2015

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