« Le Petit Prince » version opéra. Entre conte initiatique graphique et récit philosophique

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“Le Petit Prince”, toutes les photos : ©MarcVanappelghem

Face à un ordre social autiste où chacun campe sur ses préjugés comme autant d’autarciques planètes, le petit Prince passe par l’étonnement et l’incompréhension avant d’échouer à la mort volontaire par piqure de serpent. Ce premier opéra en français tiré du mythique récit dû à Saint-Exupéry explore la mémoire, le temps, la douleur, l’amitié, la mort. Sous le signe de Saturne, la mélancolie y est ce rapport aux obscurs fondements de l’Etre. Ou plus simplement, un enfant qui ne comprend pas.

Plutôt que de voir en Saint-Exupéry un moraliste chargé d’enseigner aux hommes et aux femmes fleurs coquettes, la vanité de leurs désirs, la pauvreté de leurs richesses, la mise en scène de Lilo Baur et le livret de Michaël Levinas ressuscitent l’enfance inquiète en temps de guerre confronté à un productivisme, un égotisme et des autocraties mortifères dans un désert de sens et de raison que n’aurait pas renié, Samuel Beckett, dramaturge irlandais maître du théâtre de l’Absurde et du tragique de l’humaine condition de petits mortels qui est notre destinée commune. On retrouve les thèmes beckettiens récurrents : la solitude humaine, le tragique et le non-sensique de l’existence, l’impossibilité de communiquer, l’angoisse devant la mort. L’exil domine les mondes de Beckett et Saint-Exupéry, la prison virtuelle, la distance infranchissable de ce que l’on désire ou désirerait si on pouvait, seulement, désirer quelque chose. On est parti très loin mais on revient toujours, comme les étoiles, à la même place, au même exil.

Comment naître à ses sentiments ? ll faudra au Petit Prince un périple d’un an pour comprendre ses sentiments envers sa rose qui est ici une femme fleur à la Kate Perry. Comprendre que le plaisir d’une rencontre se termine par la douleur d’une séparation. Apprivoiser un être, c’est accepter de le voir disparaître un jour ou l’autre. Et la disparition est au cœur de la mise en scène griffée par Lilo Baur.

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Conte merveilleux et dramatique

Morts à l’arrivée et dramaturgie de l’amuïssement signant la disparition comme le cisèle intelligemment le dernier tableau de ce Petit Prince. Ne voit-il pas, le personnage enfantin à la chevelure peroxydée courte et en relief à épineux croisés dans le désert, immobile au centre du plateau, tête penchée en avant plongeant dans sa nuit qui vient ? Et le pilote de disparaître tantôt de son rond lumineux surexposé et d’une spectrale blancheur.

Voici passées en revues juchés sur des demis planètes les figures ridicules jusqu’à la satyre de plusieurs ordres sociaux ; le monarque qu’aurait pu imaginer un Alfred Jarry, ventripotent absolu et « universel » qui veut le Prince comme son Ministre de la Justice afin d’exécuter périodiquement un rat cacochyme. Le Vaniteux qui salue en costume queue de pie crème et haute-forme déclenchant nonchalamment les applaudissements enregistreurs avec un détonateur croisés dans les parages des cartoons de Tex Avery et Chuck Jones. Diogène et poivrot, le Buveur en sa robe embouteillée de sumo déglutissant musicalement sa partition au fil d’un remugle intérieur, telle une épave imbibée confiant boire pour oublier « la honte de boire ». Le Businessman est entouré de chiffres qui défilent évoquant ceux en leds de la façade d’une Université genevoise. L’allumeur de réverbères voit, lui, l’alternance diurne-nocturne toujours s’écourter. Et le Géographe aux pellicules de cendres du temps, vieillard d’étude ne faisant que compiler pour les authentifier, les récits des explorateurs. C’est le dérisoire qu’ils symbolisent, chacun à sa planète lunaire, comme au fil d’une crépusculaire comédie-ballet d’apparitions foraines coulissantes.

Pouvoirs, possessions, savoirs : nulle de ces réalités sociales et mercantiles ne devraient tenir devant l’amour et la poésie, vraies richesses du cœur insufflant un sens à toute existence et sont méprisées, victimes de l’indifférence. « L’essentiel est invisible pour les yeux… C’est le temps que tu as perdu pour ta Rose qui fait la rose si importante », confie un renard chamanique au torse dénudé (Rodrigo Ferreira au plus juste de l’animal totémique rapatrié dans la pensée philosophique) au Petit Prince qui l’approche assis par petits pas.

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