Le luxe surfe sur la vague du street art

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Street art de poignet. Richard Mille RM 68-01 Cyril Kongo.

Le graffeur Kongo a repensé son approche du graffiti pour signer le calibre RM68-01 de Richard Mille. L’horloger vise la génération qui a le sens du graffiti et lit des revues axées sur la culture urbaine, la photographie, l’art, la musique et aussi le trash et le gossip.

Il est loin le temps où des artistes organisaient la résistance à la récupération du street art par le monde du luxe. Pour beaucoup, s’associer à une marque s’apparentait à un reniement d’un art de résistance pour celui des affaires. Aujourd’hui, c’est devenu un business, c’est banal. Quand les marques de luxe font appel à des graffeurs, pour moi ce n’est plus du tag, c’est du graphisme, résumait Alexandre Guarneri, ex-graffeur et créateur de Homecore, aux Inrocks alors que les taguages sauvages des vitrines des boutiques de luxe se multipliaient en France et  jusqu’en Chine.

Si Zevs, surnommé le démon des marques cherchait « à soulever la question de la liberté d’expression et du contrôle des grandes marques sur notre vie quotidienne.” L’époque de la contestation semble aujourd’hui terminée, place à celle des affaires. Après Yves Saint Laurent, Colette, Jean-Charles de Castelbajac, agnès b., Louis Vuitton, Hermès, et bien d’autres, c’est au tour de l’horloger actuellement à succès Richard Mille, installé aux Breuleux, de s’associer pour une création avec l’artiste français Cyril Kongo qui a déjà travaillé pour Hermès. En évoluant du foulard en soie au mouvement horloger tagué, les oeuvres de Kongo passent ainsi de quelques centaines de francs à plusieurs centaines de milliers, le prix courant d’une Richard Mille, marque qui, selon son représentant installé dans un grand hôtel du quai du Mont-Blanc, est de celles qui partent en ce moment le mieux.

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Le calibre RM68-01 est entièrement peint à la main par Cyril Kongo à la peinture en spray, dans son style graffiti très élaboré, offrant un impact visuel exceptionnel. Jamais auparavant l’association de ce style graphique à un tourbillon de Haute Horlogerie n’avait atteint ce degré de complexité. Photo Didier Gourdon.

Plus d’un an aura été nécessaire pour mettre au point la technique de peinture utilisée par Kongo. Un aérographe a été spécialement développé pour permettre à l’artiste de pulvériser avec la plus grande délicatesse et au goutte à-goutte ses couleurs. Pour ne pas nuire à l’équilibre et donc au bon fonctionnement du calibre, le poids de la peinture a en effet été strictement défini au préalable.

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Richard Mille RM 68-01. La face avant de la montre laisse voir les ponts du mouvement, qui s’élancent dans toutes les directions, à l’image des tracés libres caractéristiques des fresques de street art.

Avec la RM 68-01, la nécessité d’adapter son vocabulaire artistique à l’espace très limité d’un calibre a exigé de Kongo de repenser son approche du graffiti. Sa véritable prouesse tient à la possibilité qu’il donne de contempler son travail sous tous les angles de la pièce. Mais Kongo reste dans son univers : Je suis issu du graffiti. Tout mon travail vient de là. C’est mon école de peinture, j’ai appris dans la rue. J’ai besoin de rester en résonance avec ce monde-là tout en regardant ce qui se passe ailleurs. Le graffiti c’est une langue, des codes, une écriture, que ce soit sur un mur gigantesque, sur le châssis d’une toile ou sur n’importe quels autres supports. Je ne suis pas le peintre d’un seul lieu, ni d’une seule surface.
Il a fallu créer des outils spécifiques et presque un an de recherches pour mettre en place le process permettant de peindre sur une montre de cinq centimètres. Les dimensions des pièces étant de l’ordre du millimètre, voire moins, je devais créer des lettrages directement dessus, en donnant un effet graphique mais sans employer trop de peinture pour ne pas déséquilibrer le fonctionnement du mouvement. C’était comme si, partant d’une voiture, je devais peindre le châssis, le moteur; chaque piston …

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RM 68-01, face avant.

La production de pochoirs de lettres découpées dans des fines plaques de métal microscopiques a permis la réalisation de dessins à peine visibles à l’oeil et impossibles à réaliser directement à la main, même si certains motifs ont pu être dessinés à l’aide de stylos à la pointe particulièrement fine. Quel que soit le procédé choisi, ce n’en est pas moins chaque composant de la montre qui a été habillé des couleurs de celui que l’on nomme Mr Colorful.

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Au dos de la montre, la forme centrale de la platine du mouvement tourbillon se développe vers l’extérieur comme une goutte de peinture projetée physiquement contre un mur.

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RM 68-01, dos de la montre.

Faut-il s’étonner de l’appel de Richard Mille à un artiste contemporain ?

On peut s’étonner de la pénétration de l’art contemporain dans l’univers esthétique si conservateur de l’horlogerie tandis que les musées hésitent encore. Le graff est certainement le moyen d’expression le plus représentatif de la vie de la société contemporaine. Généralement percutant, il est redouté des politiques et tenu à distance par une institution muséale privée de pouvoir de validation hors ses murs. Bien que le succès du public soit déterminant outre Atlantique – Public approval is like market validation – a majority verdict – son introduction dans un grand musée d’art contemporain comme le MOCA de Los Angeles fut pour beaucoup dans l’éviction de son directeur Jeffrey Deitch. L’exposition « Art in the Streets » présentée en 2011 au MOCA signa le plus grand succès du musée depuis sa création.
Rappelons aussi l’impact du travail de Shepard Fairey, l’artiste devenu mondialement célèbre lors de la campagne présidentielle américaine de 2008, avec la création du poster HOPE de Barack Obama qui deviendra une image-icône de la campagne.

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Art in the Streets. Barry McGee, Houston Street and the Bowery, New York, 2010, photo Farzad Owrang. MOCA, 2011.

Convaincu que la haute culture et la pop culture ont fusionné au point de n’en faire qu’une, Deitch a alarmé les factions conservatrices très attachées à la séparation rigoureuse entre cultures savante et populaire. En relatant ce débat nous notions (v. Le musée d’art contemporain face à la nécessité de sa réinvention) que Jeffrey Deitch avait, en fait, appliqué la vision warholienne de Jean Baudrillard, dont l’analyse par Ludovic Leonelli nous est rappelée par le philosophe Yves Michaud soulignant «  la perception corrélative chez Baudrillard que l’esthétique s’est déplacée dans le quotidien, la publicité, le design, les objets, les corps et la mode : « dans ce monde transesthésique, l’art n’a plus de place réservée », (…) la conception personnelle de l’art de Baudrillard était finalement moderne. »

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Shepard Fairey. Hope, 2008.

Le public « jeune » visé par Jeffrey Deitch n’est pas celui qui est dans sa vingtième année, mais la génération qui a le sens du graffiti et lit des revues axées sur la culture urbaine, la photographie, l’art, la musique et aussi le trash et le gossip genre Vice. C’est à ce public que Richard Mille s’adresse dans sa collaboration avec Kongo.

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Kongo. Photo Didier Gourdon.

Kongo. Sous le pseudonyme de Kongo, Cyril Phan, né en 1969 à Toulouse, réside aujourd’hui à Paris. Artiste de la rue, auto-didacte, Cyril Kongo s’est d’abord fait connaître en tant que graffeur sur la scène urbaine parisienne. Une vingtaine d’années de pratique ont fait de lui un acteur aujourd’hui reconnu du Graffiti international. Engagé et solidaire, il a largement contribué à défendre et à faire reconnaître le graffiti comme discipline artistique. Membre du mythique collectif MAC CREW, il est également le fondateur du festival Kosmopolite (Festival international de graffiti) de Bagnolet.
La RM 68-01, une édition limitée à 30 pièces, résulte de la volonté de Richard Mille d’ouvrir la haute horlogerie à l’art contemporain selon une approche inédite. Le prix qui n’est pas encore dévoilé est probablement dans le haut des six chiffres. Données techniques sur son site.

 

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