“Le Banquet” ou la poésie de l’espace multicouches

Une photographie traversée

Maya Rochat, elle, présente une série de photographies qui se trament de supports noirs comme une sorte de kamishibai contemporain interrogeant le street art et son image à l’ère de la reproduction. A partir de ses recherches personnelles sur des sources imagées hétérogènes, l’artiste en ressort un collage. A la verticale, tenue par une main féminine manucurée d’ongles au vernis carmin et n’actionnant pas son bouton pression, une bombe au revêtement cylindrique blanc gicle des filaments noirs de bd auréolés d’une pollinisation dorée comme un grattage au trichlorure d’éthylène du fond noir. « C’est autant la valeur économique refuge de l’art qui est évoquée par cet aura dorée que l’hybridation de la main de l’artiste à la bombe de la peinture évoquant de loin en loin le mélange humain-métal de la franchise Robocop », relève la jeune femme. A l’horizontale étendue au sol un rectangle gicle : « Let’s talk about art ». Il est surmonté d’une étoile rouge qui rime de loin en loin avec l’héraldique du cartoon pop art barrée du terme « Action » maladroitement estampé au feutre noir sur une surface ondulée.

L’ensemble est composé de lettrages coulures en volumes, slogans en reliefs et photographies mêlant matérialité, densité structurelle, et positions d’adresses plus impératives que critiques. L’assemblage de visuels en un collage fait plus particulièrement ressortir l’illusion et la superficialité de ces images singulières. En conséquence, la démarche de l’artiste peut se ramener, pour partie, à une observation critique de la production et de la réception des images en société. « Le support de son travail est une bâche que l’on utilise généralement pour la publicité en extérieur. Ici, comme pour les casquettes, il y a la tentative, de convoquer un support pauvre dédié à la publicité pour en faire une œuvre d’art insérée dans l’esthétique artistique contemporaine », affirme Nelly Haliti. Elle précise : « On essaie de sortir des normes qui seraient plutôt d’imprimer une image et de la maroufler sur aluminium. Cette opération donne un statut différent à l’image. »

La photographe développe ses recherches personnelles sur la base d’images hétérogènes. Le collage qui en ressort est composé de photographies caractérisées par leur matérialité, leur densité structurelle. Elle s’intéresse au medium photographique. Des photos à la fois imprimées sur papier puis collées sur aluminium. Ou imprimées sur bâche. Voir du papier peint collé au mur. Ce qui l’intéresse est la manière dont le visiteur se positionne face à ces images. Il est vrai que le regardeur en prend littéralement plein les mirettes. Les couleurs sont ainsi très fortes et du coup le spectateur a envie de prendre du recul.

On relève cette dimension de l’écriture devant porter la trace de la main chère à Ramuz dans sa géopoétique de paysages écrits. L’inscription du geste est aussi ici fondamentale. Evoquant le travail de Maya Rochat, A Plastic Tool, réalisé pour les Journées photographiques de Bienne en 2013, la co-commissaire de cette manifestation, Hélène Joye Cagnard souligne : « La main est aussi là pour expliquer que toute œuvre est réalisée à partir de cet organe, même si le scanner est important dans le processus. On sent la main dans le fait d’appliquer une couche picturale, mais aussi de l’enlever. Partant, cela révèle une tension dans le moment de création qui oscille entre mettre, poser, appliquer et retrancher, enlever. Ces images se superposent aussi les unes aux autres. » Tout est possibilité créative, en processus perpétuel d’intervention dans la composition d’une installation à partir d’un fond de matériaux et sources iconographiques que l’artiste retravaille.

 

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Creating my home with style“/”Création de ma maison avec style” de Laure Marville © Nathalie Rebholz

Home style home

Du haut de ses 23 printemps, Laure Marville conçoit des œuvres qui utilisent l’espace domestique en général et réfléchit sur la question des rapports entre l’art et le design ainsi qu’autour de la fonctionnalité ou non des œuvres d’art. A main gauche et droite, deux séries de pouffes disposés en croix scandent la grande pièce au rez-de-chaussée de la Villa Bernasconi. Un « mobilier » déjà remarqué au cœur d’un autre dispositif déployé en début d’année au sein de la galerie Zabriskie Point sise au Rond-point de Plainpalais (“Creating my home with style“/”Création de ma maison avec style“), échantillonne plusieurs modalités d’impression sur tissu en s’inspirant des canons du design. Elle précise alors sa démarche : « Le titre fait référence à un écrit de l’architecte autrichien Adolf Loos datant de 1905, “Wie man eine Wohnung einrichten soll” (“Creating your home with style” selon la traduction anglaise). Cet ouvrage se présente sous la forme d’une sorte de guide d’architecture d’intérieur s’adressant au grand public et aux professionnels. Loos utilise également cet outil pour critiquer (positivement ou négativement) le travail de ses contemporains et parfois de ses prédécesseurs. » Les intérieurs conçus par le bâtisseur se présentaient de manière à la fois audacieuse et familièrement rassurante. Ils résumaient une vision du confort lié au décorum bourgeois en étant subvertis par de subtiles distorsions ou disjonctions. Ainsi des revêtements fins en marbre, réalisés tels des « papiers peints permanents », selon l’Autrichien, qui réinterprète le « style libre » anglais avec un brin de critique.

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Creating my home with style“/”Création de ma maison avec style” de Laure Marville © Nathalie Rebholz

Ce qui a intéressé l’artiste, c’est qu’Adolf Loos « présente l’intérieur domestique “réussi” comme une création identitaire, se confondant presque avec la personne qui l’a construite. Cela est également valable pour la question du goût. Par exemple, selon Loos, les fautes de goût n’en sont pas si elles sont “réellement” celles de l’habitant. J’ai en effet l’habitude de travailler avec des éléments visuels représentants d’une personnalité, comme par exemple tout ce qui est lié au monde de l’héraldique et du drapeau, les logos, les motifs… » A en croire Laure Marville, « bien qu’étant un grand moderniste, cette idée de Loos le rapprocherait presque de la notion d’art total présente chez ses contemporains de l’Art Nouveau. Je parle de cette question de l’intérieur vivant, à l’image de son créateur et/ou habitant, où chaque élément en serait la propriété intellectuelle et spirituelle. »

Si Loos a insisté sur une synergie, voire une fusion de l’architecture avec l’univers quotidien de la vie, tramé de faits identifiables et rassurants, il a toujours tendu à assurer l’autonomie de l’architecture. Sur les problèmes liés à la valeur respective de l’œuvre d’art et de la maison, on lit dans Architecture, son essai de 1910 : « La maison doit plaire à tout le monde, contrairement à l’œuvre d’art. Son travail est, pour l’artiste, une question privée. Pas la maison. Ce n’est pas pour répondre à un besoin que l’œuvre d’art entre dans le monde. L’œuvre d’art cherche à attirer les gens hors de leur confort ; la maison doit être au service de ce confort. L’œuvre d’art est révolutionnaire ; la maison est conservatrice. L’œuvre d’art montre aux gens de nouvelles directions et pense l’avenir. La maison pense le présent. L’homme aime tout ce qui satisfait son confort. Il hait tout ce qui cherche à l’éloigner des situations acquises qu’il s’est assuré, tout ce qui le perturbe. Il aime donc les maisons et hait l’art. S’ensuit-il que la maison n’a rien en commun avec l’art et qu’on ne peut inclure l’architecture parmi les arts ? Exactement. Seule une très petite partie de l’architecture appartient à l’art : la tombe et le monument. Tout ce qui remplit une fonction autre doit être exclu du domaine de l’art. »

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La plasticienne Laure Marville relève une citation de l’ouvrage signé Joos, “Wie man eine Wohnung einrichten soll” (littéralement : « Comment mettre en place un appartement »), qui illustre cette idée : « Your home will become you, and you will become one with your home. » (« Ta maison deviendra toi et tu ne feras plus qu’un avec elle »). Cette notion est une stratégie fictionnelle très utilisée en littérature policière par exemple, note-t-elle. « Je pense à ses fictions où certains lieux ou intérieurs sont tellement humanisés et présents qu’ils deviennent un personnage ou quelque chose de peut-être encore plus important. En témoigne, selon elle, l’Overlook Hotel de Shining, le film griffé Stanley Kubrick ou la bourgade de Twin Peaks dans la série éponyme de David Lynch et Mark Frost.

On peut relever ce que doit, peut-être à sa manière dans l’esprit, l’exposition collective Le Banquet à la démarche architecturale domestique de Loos articulant plusieurs tendances qui se superposent. Parmi ses stratégies fondamentales, il y a le montage confortable de l’intérieur. Le contraste recherché entre l’austérité de l’emboîtement de nature masculine et la dimension féminine de ce qui est emboîté. Une forme d’application du slogan prolongé ici notamment par le travail de Maya Rochat empruntant à l’esthétique de la bombe de peinture, le graphe et le tag : « La maison est conservatrice et l’œuvre d’art révolutionnaire. ». Dans une autre stratégie, on déniche le classique en ruine. Soit pour Le Banquet littéralement les fins entassements de marbre (blanc, gris, noir) comme possibles matériaux de construction miniature future posés sur supports en bois contre une paroi. Le geste ressuscite en le décalant quelque chose du penchant de Loos pour une évocation abstraite des formes classiques. Une évocation qui se retrouve dans les socles en marbre et les formes géométriques, graphiques mobilisée pour la bibliothèque mêlant le bois au verre. Loos, le « maître bâtisseur » (Baumeister) conviait enfin les artisans à enrichir l’intérieur de son travail en fonction de leurs talents et de leurs goûts. L’architecte a souvent fait du microcosme de son Raumplan (Plan de l’espace) un véritable concentré de « lieux », doté chacun de son revêtement approprié, comme on peut le trouver dans la maison Müller de 1930, l’œuvre phare qui scella son parcours. L’exposition collective de la Villa Bernasconi réactive, selon ses modalités propres, une part de ce mouvement.

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