L’ « improbable » Christophe en solo et journal de soi

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Photos: Lucie Bevilacqua

Entre prompteur pour ne pas oublier ses paroles et ondées de notes parfois imprécises au piano, synthé et guitares, le chant magiquement fuselé de soie froissée de Christophe Bevilacqua ne doit rien au Jack Daniels qu’il boit par lampées en toastant le public. Il affirme jouer à l’intuition sans connaissance particulière des notes et du solfège.

« On devrait toujours être légèrement improbable », affirme Oscar Wilde. Sur la scène du Victoria hall, en ouverture du Festival Voix de Fêtes, ce lundi 9 mars, l’artiste qui se veut intergénérationnel et atemporel se confie dans une sorte de journal de soi erratique. Parlant doucement, par jet, il est tour à tour confus jusqu’au grommelot a un flux de pensée où les mots se perdent et la pensée brumeuse s’effiloche comme le linge des nuages, obsessionnel voire pathétique (le permis à points) et drolatique en stand up minimaliste – « l’objet qui irrite », sorte de schmilblick de l’étrange évoqué en voix-sonorité off et mimographie marionnettique du chanteur sur le vif.

Dandy pop

A 69 printemps, le Crooner dandy s’avoue « déstructuré, créateur et inventeur ». Ainsi se susurre-t-il en boucle dans ce sifflement chuintement à nulle autre pareille au cœur de son « Intime Tour ». De cette tessiture chantournée comme mélopée propre à déboutonner les sensibilités, Bashung, le « frère » toujours cité par Christophe en scène disait l’essentiel : « Les voix sont des cartes d’identité, et les timbres particuliers ont la caractéristique d’horripiler ou de provoquer l’amour à la folie. La tienne fait basculer dans le rêve, ou agace. Elle s’approche de l’ange, un ange d’animosité et d’animalité. »

Assis au piano, Christophe, le décalé par instinct autant que marque de fabrique, offre un son de guingois ramifié par la réverbération, ne fait affleuré qu’en creux une violence sourde et une esthétique quasi liturgique sans que la veine expérimentale ne puisse palpiter comme au détour de son concert le 7 octobre 2010 à l’Octogone de Pully. L’ensemble instrumental qui l’accompagnait excellait alors à rehausser de nouveaux arrangements standards. Et à dégager de nouvelles voies audacieuses filtrant par instants avec un environnement immersif que l’on jurerait avoir croisé dans les parages du compositeur et trompettiste norvégien Nils Petter Molvaer visant à créer une autre expérience musicale, aux confins du jazz, du bruitisme stratosphérique et de la musique électronique. Calme, introspection, passion flamenca, violence, chaos bien tempéré : les grands mouvements de l’existence sont ainsi tour à tour traversés et empaumés. Ambiances feutrées, épisodes technoïdes, explosions de rock à réverbérations (poses hendrixiennes du concert de Monterey en juin 67 reprises par le guitariste Christophe Van Huffel) et autres déflagrations, respiration méditative, on en passe. Des impressions qui affleurent aussi de sa collaboration avec le compositeur et trompettiste suisse Erik Truffaz.

Au détour de ses nappes de synthétiseurs planants, l’artiste rappelle à Genève, sa dette envers le rocker new yorkais électro post punk new yorkais Alan Vegas, 76 ans du groupe Suicide. Marqué rapidement par un duo chant-synthétiseur minimal et menaçant. Ce dernier duo formé en 1970 a préfiguré la techno actuelle, après avoir influencé la pop synthétique et la vague électronique de l’orée des années 80. En aplomb de lunettes fumées, les sourcils corniches font des abdos comme pour excuser l’évocation de réalités patraques et anxiogènes que le terme du groupe pourrait susciter.

Au Victoria Hall, la figure historique de la chanson d’expression française qui n’a pas oublié son anglais à l’accent hexagonal se met, en mode partageur d’une autocélébration de l’intime. A l’image du poète Lamartine dans Les Méditations poétiques (1820), il pourrait confier : « J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie. Je viens chercher vivant le calme du Léthé (déesse grecque, personnification de l’Oubli, ndr). » Un rêveur ne prend-il pas conscience de sa solitude quand il constate qu’il n’y a nul objet au monde qui réponde à son désir ? N’y a-t-il pas quelque chose de Chateaubriand en ce Christophe qui a fait une place à la solitude, mais non toute la place, lui assignant un lieu où alternent douleur sourde et vérité, pose et possible imposture. N’a-t-il pas baptisé un album, Le Beau bizarre, en une rime baudelairienne ? Ne se veut-il pas présence du créateur au monde du quotidien, sensible au cadrage cinématographique du détail, ce « grand désert d’hommes » évoqué par Baudelaire, soupçonnant le mystérieux et suggérant le sublime jusqu’au parodique. Outre la connivence du chanteur et des peintres, Christophe est cette poétique de la discontinuité, souvent autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Elle se montre plus disponible aux élans et scénarios de l’imaginaire qu’aux conflits ressassés d’une cœur et d’une intelligence de l’intime.

Tout d’un coup quelque chose ressurgit en lui, l’amour des voitures. A-t-on oublié qu’il a fait des courses automobiles et gagné des prix ? La Porsche acquise par ce collectionneur et chineur, il en dit faire amoureusement tourner le moteur, tout en en respirant les cuirs, affirmant ne plus conduire entre deux rasades de whisky sans glace. Il y a aussi son amour inconditionnel pour le cinéma. Un air de Bach entendu dans un film français et joué ici à la scène. Sa cinéphilie ne date pas d’hier, lui qui fait bien plus que des caméos dans des films signés Ilan Klipper et Yann Le Quellec. Ce dernier le scénarise dans son Le Quepa sur La Vilni !, aux cotés de Bernard Menez et Bernard Hinault. Il campe un maire au débit atonal voulant ressusciter une salle de cinéma à coup de pédales données par une fine équipe dans de petites reines avec ce commentaire livré en costume blanc et posé sur un rocher. « La Vélorution culturelle est en marche ». Côté « apparitions », on le découvre au générique de Quand j’étais chanteur, de Xavier Giannoli (2006), avec Gérard Depardieu et Cécile de France. Et il fait une prestation remarquée dans Déjeuner chez Gertrude Stein, d’Isabelle Prim (2013), adapté du roman Fairy Queen, d’Olivier Cadiot.

Se rappelle-t-on que, dans une autre vie, Christophe organisait des projections de quelques 500 films de sa collection, dont une bobine rare demandée par Fellini pour La Strada (1959) ? Il y a aussi notamment la composition de la bande-originale du film tragicomique de HPG (Henri-Pierre Gustave), Les Mouvements du bassin (2012). Amateur du cinéma-vérité, ce hardeur, réalisateur et producteur lucide sur le cinéma d’exploitation dont il est issu est aussi un père de famille attachant, paumé comme dans son poignant et foutraque docu-fiction en mise à nu, Fils de où il filme ses enfants Nora, 4 ans et Leni, 2 ans). On a vu sa bandaison dans le wagnérien Tannhaüser d’Olivier Py, confrontant le religieux au sexuel au Grand Théâtre (2005). Comme Christophe, mais selon d’autres modalités, il s’y entend pour miner sa propre prétention auteurisante. Il flirte avec Godard, Jean-Louis Costes et Gaspard Noé en suivant le destin d’un gardien de zoo licencié et d’un couple lesbien qui veut mettre au monde un enfant.

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Rencontre d’un autre type

De quiétude, il sera beaucoup question dans les apartés de l’auteur compositeur interprète intranquille, qui se plait à reproduire l’atmosphère nocturne de son studio parisien de soloiste. Il s’extasie néanmoins à plusieurs reprises, comme un enfant, sur le Steinway « merveilleux » qu’on lui a prêté pour sa partition (dé) concertante. Son tabouret cuir rouge pâle tournant, lui, n’est pas à pareil hommage. Christophe ne cesse de le réajuster comme le pianiste de jazz Glenn Gould, évoqué comme il se doit, et sa chaise de jeu mythique. La comparaison s’arrête là, car le Français reconnaît volontiers, faussement, s’être mis au piano il y a deux ans, ce qui fait sans doute pardonner quelques errements sur le clavier. Comme un Mister Spock de l’au-delà douché d’une aura sépulcrale que rehausse un tulle, Christophe pilote synthétiseurs et programmations rythmiques, comme au culte, tout en laissant libre expression au doute, à la fêlure et à des fins abruptes.

Le « Théâtre Victoria », comme il l’appelle, lui va comme un écrin multicolore avec des peintures projetées en animation low-fi très liquides et fluides colorés en suspension ralentie façon déco home staging des années 70. Ses compositions peut-être, tant il signe sa première toile d’inspiration néo cubiste, Homme à la guitare en 1963. La mélodie et le son, voici la racine de tout chez un être où la mélancolie est un orage de printemps, une rose tôt fleurie, un enfant qui ne comprend pas. «Tout part d’un gimmick, d’un son. J’ai mes machines, mes synthés, mes effets. Je prépare ma palette sonore comme un peintre, hein!? Ma toile est blanche, je fixe les couleurs », confie-t-il au Figaro en mars 2013.

L’homme pantin est automate dans sa démarche. Il a la silhouette bouturée en bottes western et veste qu’il réajuste en un mouvement sec. Le chanteur se balade sur le fil d’une voix fuselée inoubliable musardant à dos de paroles tour à tour kitchissimes, surréalistes et poignantes. Des Marionnettes à Magda et son texte parlé en passant par les plus « obscures », dont l’une demandée par une spectatrice, Excusez-moi, Monsieur Le Professeur. Le titre passé à la guitare (« parce que je le veux bien et que j’en ai marre d’être cantonné à cour », lâche en substance le chanteur) vaut un éloge d’avant morceau du rôle d’éveilleur et de passeur de tout enseignant que Christophe reconnait avoir peu ou pas fréquenté. Les paroles font à la fois l’éloge de l’échappée belle en esprit buissonnier et celui d’une transmission recherchée ailleurs en les paysages de la vie : « Si quand vous faites l’appel / Je vous réponds absent / C’est parce que j’ai perdu / Votre école et pourtant / Je la cherche partout / A travers mille champs / J’ai perdu mon chemin / Je reviendrai demain. » Chez lui, la solitude est moins un état de fait, qu’une façon de se mettre à l’écart, d’être toujours moralement absent du lieu où on est assigné à être.

Délaissant dans leur meilleur les triturations dont sa voix est l’objet, voici des scies ramenées à leur monde originel du studio volontiers bidouilleur par l’épure janséniste du piano : Les Marionnettes, La Dolce Vita, Les Mots bleus , Les Paradis perdus , Aline. Autant de capsules poétiques longtemps oubliées à force de retournements et détournements dans les plis de la mémoire du siècle dernier si liée aux premiers déchirements amoureux et aux bûchers des vanités que consume le temps qui fuit. La vie est deuil. La vie est seuil. Amateur de crépuscules et d’une mélancolie à la Dürer, Christophe a saisi depuis longtemps, avec une acuité teintée d’auto-ironie, que la mort est bien plus vaste que la vie. Et que le temps passé ne se rattrape plus. Ou à coup de « peut-être », voire de remémoration incertaine.

Nulle trace ne réussit à se déposer, à se maintenir vraiment, à se fixer, simplement une impression floue. « Dandy un peu maudit, un peu vieilli, / Dans ce luxe qui s’effondre / Te souviens-tu quand je chantais / Dans les caves de Londres / Un peu noyé dans la fumée / Ce rock sophistiqué / Toutes les nuits tu restais là. » Ce besoin insistant d’arrimer l’attention de tous les âges de la vie du regardeur sera repris comme un leitmotiv rayé. Christophe appelant ici à le redécouvrir, là à le découvrir tout en maugréant doucement contre les lâcheurs, en échos à ses traversées du désert faites notamment d’indifférence publique.

Au final, un imaginaire doucement, humblement égotiste tenant en respect la complaisance. Mais qui lasse un brin par des arrangements répétitifs au fil de deux heures trente de « live », comme l’artiste aime à qualifier son set le voyant se bonifier, à l’en croire, dans la dernière demi-heure. L’humilité ne serait-elle pas la forme la plus accomplie de l’orgueil selon Oscar Wilde ?

Bertrand Tappolet

Rens : www.voixdefete.com et christophe-lesite.com

Publié dans musique