« Je suis ». Pour une histoire et une identité russes sans trous de mémoires

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« Je suis ». Mise en scène de Tatiana Frolova. ©Théâtre KnAM.

Je suis est une création théâtrale russe surtitrée en français ou traduite en direct, qui évoque la perte de la mémoire, l’oubli et le storytelling mensonger organisés par l’Etat. Un spectacle d’une grande acuité et qui parle pour les sans voix russes dans un pays soumis à la censure

Je suis annonce une conjugaison désormais popularisée dans le monde Soit, « Je suis Charlie » ou ensuite en Afrique et au Proche-Orient dont les pays suivants : Niger, Yémen, Soudan, Sénégal, Algérie, Pakistan, Gaza, Tchétchénie : « Je ne suis pas Charlie. Je suis Musulman. » C’est une manière après les attaques et les assassinats de 17 personnes à Charlie Hebdo dans un hypermarché casher dirigée ou non, instrumentalisée ou spontanée. Cette affirmation, « Je suis », parle dans le spectacle russe non en termes de haine et de sanctuarisation communautariste.

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« Je suis ». Mise en scène de Tatiana Frolova . © Igretsov.

Parlez pour les oubliés

« Sans doute faut-il parler au nom des naufragés. Parler en leur nom, dans leur silence, pour leur rendre la parole », avance Jorge Semprun, L’Ecriture ou la vie. Découvert en novembre 2013 au Théâtre Le Poche à Genève, ce théâtre documentaire mêle ici politique et intime. Il se singularise à travers un détachement par rapport à l’action, par leur fonction de regard sur les événements qui constituent la fable. Les témoins ne sont pas des personnages dotés de buts d’action. D’une part, le personnage brechtien, qui se présente comme le témoin oculaire d’un événement, d’un accident – d’une « scène de la rue ». D’autre part, l’homme comme témoin de lui-même, c’est-à-dire de sa propre souffrance.

Comme les autres personnages joués par Dmitry Bocharov et Vladimir Dmitriev, Elena Bessenova,  incarne son propre rôle, celui d’une fille qui assiste à l’effritement mental de sa mère atteinte par un Alzheimer. Axé sur une surimpression d’images vidéos tournées en direct, et d’archives (photos, interviews), Je suis se met alors à retracer la généalogie de ces grands-pères et grands-mères, arrêtés, exilés et privés de leurs biens, et dont beaucoup ont disparu. Au centre, il y a la mère d’Elena, chez elle, avec sa fille qui est pour elle une inconnue.

Que reste-t-il de soi quand la mémoire s’effondre ? Quand une maladie anéantit la conscience d’une continuité ? Comment conjurer la hantise du jour où on ne se reconnaîtrait plus, cacher le flou dans lequel on se débat déjà ? Pourquoi le cerveau cesse-t-il un jour de fabriquer les cellules contenant de l’acétylcholine, un neurotransmetteur des activités cognitives, telles que la reconnaissance, la mémoire ? Peut-être les millions d’êtres atteints de ce qui constitue la terreur de sociétés repoussant les limites de la fin, prolongeant toujours davantage le temps de vieillir, ont-ils lancés des appels que, égarés par le cours de nos vies, nous n’avons pas entendus ? L’une des interrogations centrales est : «Qu’advient-il d’une société frappée par la maladie d’Alzheimer dont la mémoire collective s’efface ou est remplacée par des mythes ?» En témoigne une séquence de show rock et performatif. Des sources hospitalières tirées d’un site russe sur Alzheimer dévoilent un traitement violent des malades fait de punitions, déni de liberté, discipline et régime très durs. « Difficile de se forcer à frapper son père ou sa mère avec une cravache ou de mettre un collier électrique à son grand-père bien-aimé. Il faut malheureusement s’y faire, mais ça prend du temps… On verra peut-être dans cette approche des directives façon Goebbels… », entend-on.

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« Je suis ». Mise en scène de Tatiana Frolova . © Igretsov.

Point de départ de ce spectacle, la maladie d’Alzheimer. La mémoire qui se délite, se dégrade, malmenant l’identité : elle est le reflet ou l’allégorie d’une mémoire réécrite, « storytellisée » par la propagande officielle, celle de leur pays. En Russie, fondamental est le problème de la mémoire collective, une mémoire instrumentalisée, tue, bafouée ou étouffée une mémoire interdite qui a suscité et produit encore selon T. Frolova, « des dysfonctionnements et des incohérences graves », aptes à favoriser « pulsions autoritaires menaçant gravement les droits des citoyens ». Ainsi le harcèlement administratif et policier dont est victime le réseau russe Mémorial.

Bloc de sensations erratiques, chacun raconte sa propre histoire — corporelle, verbale — à force de répétitions, d’amalgames entre le passé et le présent, de confusions et de souvenirs. Ecouter ce qui n’est que parcimonieusement livré, l’étrangeté et la poésie de certains messages, c’est recevoir l’expression d’un vécu douloureux et sensible, d’un questionnement sur les raisons d’une existence et sur le sens de toute destinée humaine. Travailler sur la forme et la réalité d’un démembrement psychique, dans le cas de la mère Elena Bessenova, une comédienne qui semble presque une apparition fantomatique issue de l’univers gothique et fantastique, pour entrer toujours plus profondément dans l’esprit et le cœur du spectateur. Entre les images qui sont mises en jeu, il y a des harmoniques, d’autres résonances. Comme dans la musique, on peut percevoir des notes qui ne sont pas jouées.

La démarche n’est pas sans évoquer celle de la journaliste et écrivaine née en Ukraine et ayant fait ses études de journalisme en Biélorussie où elle vit aujourd’hui à Minsk, Svtelana Alexievitch. Dans La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement (2013), elle relaye une grande suite de témoignages dont on sort troublé comme rarement. Les témoignages recueillis et mis en forme laissent voir ce que deviennent celles et ceux qui survivent dans certains pays qui constituèrent l’Union Soviétique. Russie, Ukraine et Biélorussie, Géorgie et Arménie. Les personnes qui vécurent la défunte URSS, puis Gorbatchev et la Perestroïka, puis Eltsine et l’émergence du capitalisme délétère et brutal tenus par une poignée d’oligarques ,dont la plupart sont d’anciens bolchéviques zélés. Tous ces témoignages se tuilent et donnent à voir un contexte plus complexe, riche et polysémique que la plupart des reportages habituels publiés dans la presse occidentale.

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