Halina Reijn, la source vive d’Avignon

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Halina Reijn dans La voix humaine de Jean Cocteau.

 

L’écriture du silence

Pour Halina Reijn, le silence est multiple. Elle qui possède aussi un visage-paysage durassien à la Isabelle Huppert ou à la Fanny Ardent, deux maîtresses de surfaces et de l’attente qui exhausse l’être et l’effondre, dans un même mouvement. Des visages-écrans qui vivent des pensées et songeries du spectateur regardeur, se transforment en permanence. Parlent sans paroles. Le silence est langage, écoute et vision. Il est aussi maladie de l’âme, quand s’absente la parole, quand tout n’est plus qu’immense solitude, quand il n’y a plus d’autre à qui s’adresser, personne à entendre. Silence d’avant la parole, d’avant les mots qui rejoint le monde de l’incréé, de l’inerte, de l’indicible, une matière première avec laquelle ne cesse de composer l’actrice depuis ses débuts avec Shopping and Fucking de Mark Ravenhill, le poids de l’être.

Mais le silence qui triomphe du silence de mort, de la culpabilité et de la médiocrité d’une société ne célébrant que le conformisme est aussi pacte, alliance de la femme à sa vie. Ainsi la dernière scène la voit comme dans un surgissement qui se fixe un temps dans un élan extatique, lorsque le personnage de Dominique Francon se confond dans sa pose avec celui d’Howard Roark l’attendant au sommet de son building en construction. Son corps exprime ici l’exact inverse de celui la toute en tension de Patricia Neal incarnant Dominique Francon dans le film Le Rebelle de King Vidor et s’élevant dans un monte-charge, le regard tourné vers la figure prométhéenne de l’architecte filmée en contre-plongée. Une relative asphyxie règne d’ailleurs dans le récit filmé par Vidor. En témoignent, les postures hiératiques chez des personnages quasi bibliques filmés dans des décors immenses, géométriques et glacés sublimés par une photographie modulant des blancs poussés et des noirs coupants. Elle est due à Robert Burks, le futur chef opérateur attitré d’Alfred Hitchcock.

Dans The Fountainhead, Ayn Rand défend « l’objectivisme », philosophie qui refuse toute compromission, fut-elle en faveur d’une avancée sociale. Individualiste forcenée, militante de droite devenue aujourd’hui l’égérie littéraire des ultralibéraux conservateurs républicains regroupés sous la bannière du Tea Party, elle prend fait et cause pour le sénateur MacCarthy. Un redoutable manipulateur et accusateur digne de l’inquisition passée qui, à l’époque, stigmatise le gouvernement fédéral, divise et terrorise le tout Hollywood avec ses listes noires de « communistes » à livrer à la justice et sa chasse aux sorcières, de 1950 à 54. Ayn Rand est, malgré sa popularité, une personnalité explosive, revêche, et il y a sans doute une part d’elle dans le caractère entier de Dominique Francon.

Un personnage complexe

L’actrice néerlandaise a parfaitement saisi que Dominique est hantée par une aspiration d’autonomie et de libre arbitre dans une société américaine des années 30 à forte teneur patriarcale. Cela l’entraîne à vouloir, dans un premier mouvement, massacrer en elle l’amour qui pourrait être un lien naturel avec le monde. Or les trois hommes qu’elles croisent sur sa route vont, à des degrés divers, tenter moins de la séduire que de la réduire si ce n’est l’asservir à sa sidérante beauté et son caractère anticonformiste, voire rebelle, destructeur et autodestructeur en alignant les déclarations infatuées. Leurs « Ik hou van je Dominique » (Je t’aime Dominique pour le néerlandais parlé au plateau et surtitré en français) résonnent comme autant de reflets d’un authentique harcèlement amoureux qui n’est pas sans évoquer par certains traits le mobbing énamouré et sexué que subit Célimène dans la comédie dramatique et de mœurs la plus crépusculaire signée Molière, Le Misanthrope. A la rigueur, son indifférence un temps à ses déclarations, sous couvert d’idéal intransigeant, pourrait se rament au doute exprimé par Goethe avançant en substance, « lorsque l’on me dit Je t’aime, en quoi suis-je réellement concerné ? » Face à Howard, Dominique ne cache point sa profonde admiration pour son œuvre architecturale tout en la dramatisant dans le même temps : « Sachez que cela ne peut que nous éloigner… Je regrette d’avoir vu votre travail. Ce sont les choses que l’on aime qui nous asservissent. Je me soumets difficilement. » Elle le retrouve ensuite pour lui avouer : « Je vous aime sans dignité, sans regret… Vous êtes tout ce que j’ai toujours voulu… Je vous quitterai plutôt que de vous voir anéanti par un monde obtus et cruel. »

Dans les plis de cette ode ambigüe à l’individualisme créateur, Halina Reijn réalise une impressionnante synthèse des figures dramatiques du répertoire qu’elle a incarnée, de Lulu à Nora en passant par Heda Gabbler (Henrik Ibsen) pour sublimer Dominique Francon. Son horizon pourrait être celui dégagé par le poète français René Char posant que « la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » Aux yeux d’Halina Reijn, l’héroïne de La Source vive « voit claire dans les situations et chez les hommes rencontrés, derrière le rideau de fumée des apparences et des non-dits. Ne les révèle-elle pas dans leurs mouvements les plus secrets en leur tendant un miroir ? Dans cette disposition, il y aussi le personnage de Lulu que j’ai joué au début de ma carrière. Mais d’une manière plus intelligente que chez Lulu, le personnage imaginé par Frank Wedekind, qui fait montre d’une dimension animale et de revanche sociale du fait de ses origines extrêmement modestes. » On doit se rappeler ici la voix d’un étudiant (qui se donnera la mort pour Lulu, une femme qui fait le vide autour d’elle), au procès de Lulu devant un tribunal qui la condamnera pour le meurtre de son troisième mari. « Savez-vous ce que vous seriez devenus si vous vous aviez dû roder nu-pieds dans les cafés ? » Privilégiée, Dominique Francon n’a pas les mêmes ressorts. « Elle tient tête crânement à la gente masculine d’une manière souvent rationnelle. En tant que femme, je peux participer, pour partie, à sa manière d’envisager le monde et les hommes. »

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Publié dans scènes, théâtre