Fernanda Barbosa : corps, mémoire et âme de ballet

 

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Mémoire de l’ombre par le Ballet du Grand Théâtre (2014). Chorégraphie : Ken Ossola. © GTG/Gregory Batardon

Sens du collectif

Au fil de la création de Ken Ossola, Mémoire de l’ombre, on la rencontre dans un Café de la seule rue animée de la rive gauche, celle de l’Ecole de Médecine. « Tout le monde sait ce qu’est l’eau et ce qu’est la danse, mais la fluidité les rend cependant insaisissables », avance Merce Cunningham. Le chorégraphe étatsunien constate, dans un autre contexte : «Le danseur passe sa vie à apprendre, parce que, selon lui, le développement de la danse est, comme la vie, toujours en métamorphose. Le travail de maîtrise du corps n’est pas intégré, puis laissé de côté comme un acquis, il doit au contraire ne jamais cesser. Comme le souffle qui renouvelle chaque jour l’expérience originelle et qui chaque jour en fait découvrir une autre. Chaque expérience nouvelle de mouvement, amenée par la précédente, doit être redécouverte, ressentie. Elle doit trouver son sens jusqu’à la plénitude. » Entre ces deux intuitions, évolue Fernanda Barbosa, être timide, mais dénué de tout complexe et éminemment ouverte aux propositions artistiques. « Rien n’est jamais acquis dans cette compagnie, tant la nouveauté est permanente avec par saison plusieurs créations et spectacles au répertoire et interprétés en tournée. Je vis chaque représentation comme une si elle était une première. Sur scène, en coulisses ou lors des répétitions, il faut toujours être en éveil et ne jamais abandonné, se reposer sur ce que l’on sait », souligne, avec une douce détermination, la danseuse.

Fille d’une doctorante enseignante en lettres et d’un père administrateur au sein d’un hôpital de Rio, la jeune femme se souvient : « Mon père rêvait, un temps, de devenir footballeur, un sport dans lequel il y a multitude d’appelés et peu d’élus pouvant en vivre. Ma mère, qui m’a mis les chaussons lorsque j’avais cinq ans, m’a toujours laissée libre de mes choix. » Dès ses premiers pas, la danse lui a été la source toujours renouvelée d’une jubilation et d’un accomplissement de soi jamais démenti. Fernanda Barbosa ne rassemble-t-elle pas certains traits à Terpsichore, figure mythologique grecque qui était la Muse de la danse ? S’ensuit une solide formation polyvalente à l’école de danse Alice Arja à Rio de Janeiro, qui comme souvent en Amérique latine intègre expressions classique, néo classique, claquettes, danses traditionnelles et contemporain. Arrivée en Europe, la Brésilienne passe à 17 ans une audition au Stadttheater Luzern. Parmi 250 autres, elle seule est retenue.

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Coppélia par le Ballet du Grand Théâtre (2006). Chorégraphie : Cisco Aznar. © GTG/Isabelle Meister

Que représente être en scène pour une danseuse ? En se basant sur des entretiens réalisés avec des interprètes contemporains, de formations, d’expériences chorégraphiques, d’horizons culturels et d’âges contrastés, la Française Enora Rivière, qui mène conjointement une activité de chercheuse en danse et de danseuse ( on l’a vue interprète chez Gilles Jobin et Olga de Soto), met son écriture dans la peau d’une danseuse imaginaire supposée archétypale : « Tu as toujours surtout fait de la scène et tu y trouves beaucoup d’intérêt pace que ça te fait travailler en prise directe avec ce que tu es toi, à partir de ta relation au poids. Tu ne t’y sens pas en dehors du monde ni dans des rapports de reconnaissance ou d’assujettissement au regard de l’autre mais dans des rapports de partage et de perméabilité. La scène, cet espace de poésie, d’imaginaire, d’invention, te permet d’expérimenter toutes ces interactions entre toi et le monde… Tu ne sais pas comment l’expliquer mais avec ce dispositif de regards induits par la scène, tu te sens dans un autre temps, dans un espace d’ultraprésence, d’ultraconscience, parce que tu dois constamment négocier avec ton état, avec tout ce qui te constitue à ce moment-là. Ici et maintenant. »[1]

A en croire Fernanda Barbosa, qui nuance ce portrait kaléidoscopique dressé par Enora Rivière, l’interprète n’est ni une île, encore moins un être forclos et immergé dans une bulle de sensations et ressentis exclusivement tournés vers soi. Moins holistique que profondément collective et participative, son approche du plateau est différente d’une plongée en apnée au cœur de plis intimes. A ses yeux, le corps de ballet est toujours un élément crucial et souvent primordial. Elle se dit ainsi éminemment attentive aux danseurs qui sont là tous les soirs, au tissu de leurs constellations spatiales. Intimement, kinesthésiquement, la jeune femme sait qu’ils sont avec elle, qu’elle va croiser leur regard. En s’offrant le luxe d’exprimer en scène des choses profondes, à la lisière nuancée entre ressenti, savoir et imperceptible, elle veut cette liberté de vivre sur le plateau tous ensemble, l’histoire de Petrouchka « et sa qualité du jeu des articulations, entre l’automate mécanique et l’humain venant de naître », des Sylphides, de Giselle et de tant d’autres. Être à l’écoute multisensorielle des interprètes qui l’entourent, prompte à leur répondre en direct. Voilà l’exigence à chaque représentation renouvelée.

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